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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/23

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— Ce que je vous dis n’est pourtant que l’exacte vérité, vous pouvez en croire ma parole…

— La parole de qui ? demandai-je.

— La parole de l’enseigne de vaisseau R***, me répondit le prisonnier en se redressant de toute la hauteur de sa belle taille et en jetant sur moi un regard où la franchise se mêlait à la fierté.

Je m’inclinai devant l’officier avec respect, car son nom, qui a brillé un moment d’un vif éclat, m’était parfaitement connu.

— Puis-je, monsieur, lui dis-je, vous demander comment il peut se faire qu’après avoir été échangé quatre fois en mer, vous vous trouviez encore à bord d’un ponton ?

— C’est une triste histoire, me répondit-il, qui ne fait guère d’honneur à la loyauté anglaise. Écoutez-moi.

Nous nous assîmes, l’enseigne de vaisseau R*** et moi, sur le banc placé devant mon sabord, et le jeune homme reprit ainsi :

— Vous savez, me dit-il, la perfidie avec laquelle les Anglais ont exécuté les clauses de la capitulation de Saint-Domingue ; je suis une des nombreuses victimes de ce manque inouï de bonne foi. Il avait été stipulé que les forces françaises qui capitulaient à Saint-Domingue seraient transportées en Europe ; or les Anglais nous ont conduits, contre tous les droits des gens, sur leurs affreux pontons. À nos réclamations, à nos plaintes, ils se sont toujours contentés de répondre que l’Angleterre, et par conséquent les pontons, se trouvant en Europe, ils avaient accompli leur promesse, et qu’ils ne comprenaient rien à notre demande.

« Quant à moi, je fus pris à bord de l’Égyptienne, que commandait alors le brave amiral Barré de Saint-Leu. Mais ce n’est point de cette ignoble escobarderie de toute une nation que j’ai à me plaindre : quelque injuste que soit ma détention, je la subirais avec résignation si je me trouvais dans la loi commune, c’est-à-dire sur le pied de l’égalité avec mes compagnons d’infortune !… Mais hélas ! il n’en est malheureusement pas ainsi pour moi.

« Une fois tombé sous le pouvoir des Anglais je fus, en ma qualité d’officier, dirigé sur le cautionnement de Bishop-Watham. Vous savez que ces cautionnements situés à terre se composent d’une circonférence limitée et restreinte que les prisonniers ont le droit de parcourir. Toutefois exige-t-on auparavant d’eux leur parole d’honneur qu’ils n’essaieront pas de s’enfuir.

« Je pris un logement dans la famille d’un ministre protestant qui, je me plais à le reconnaître, se montra assez bienveillant pour moi. Ce ministre avait une jeune fille de seize ans, spirituelle comme un démon et belle comme un ange qui, probablement attendrie par mes malheurs, me montra bientôt une douce préférence. Je vivais ma foi heureux, oubliant presque la France, lorsque ma mauvaise étoile conduisit dans la maison du ministre un des employés du Transport-Board, un nommé Paterson, qui s’éprit de la beauté de la jeune Olivia, c’était le nom de la fille du ministre, et me prit par suite en une haine profonde.

« Je ne vous ferai pas le récit de notre rivalité : qu’il vous suffise de savoir que, voyant ses hommages repoussés, Paterson conçut contre moi une haine violente qui ne tarda pas à se montrer dans ses actes et dans ses propos.

« Profitant de ma position, car je dépendais entièrement de lui, il crut un jour pouvoir me traiter avec la dernière insolence devant miss Olivia. Ma patience était épuisée, ma colère fut terrible. Je contraignis le misérable commis à se mettre à genoux devant moi, en la présence d’Olivia, et à m’adresser d’humbles excuses.

« Le lâche ne recula pas devant cette abominable humiliation, et lorsque m’offrant ensuite sa main, je le repoussai du pied avec dégoût, comme une bête immonde, il ne répondit à mon mépris que par un triste sourire : dès lors je compris que j’étais perdu, car un homme capable de s’abaisser ainsi devait être implacable dans sa vengeance.

« En effet, huit jours plus tard, accusé d’avoir voulu m’évader, je fus brutalement saisi par la police qui s’empara de mon argent et de mes effets et me jeta nu et dépouillé à bord de ce ponton.

« Depuis lors, trois années se sont écoulées ; or, pendant ce long martyre, quatre fois Paterson m’a envoyé un de ses agents pour m’apprendre que je venais d’être échangé à la mer, que j’avais droit à ma liberté, mais que comme j’avais été assez maladroit pour l’insulter, il me retenait prisonnier et s’opposait à mon départ.

« Chaque fois, pour bien me prouver qu’il ne m’en imposait pas, Paterson m’a fait représenter la lettre qui contenait la nouvelle de mon échange. Vous comprendrez sans doute, à présent, monsieur, ajouta en terminant l’enseigne R***, la haine que je porte aux Anglais, et vous vous expliquerez les cruelles paroles que vous m’avez entendu prononcer tout à l’heure.

— Ah ! monsieur, m’écriai-je, ce que vous venez de me raconter là me semble une chose tellement abominable que si le récit m’en eût été fait par toute autre personne que vous, je n’eusse jamais voulu y ajouter foi… Mais permettez-moi une question : pourquoi n avez-vous pas porté plainte auprès du gouvernement anglais au sujet de la conduite de cet infâme Paterson ?

— Cette pensée, vous devez bien le supposer, m’est venue mille fois, et vingt fois j’ai essayé de la mettre à exécution ; mais j’étais spécialement recommandé, et pas une seule de mes lettres n’a jamais pu sortir du ponton ! Croiriez-vous que la police du Transport-Board ne m’a jamais rendu non plus mon argent et mes effets, sous le prétexte qu’ils avaient servi à couvrir mes frais d’arrestation !

« Ce vol m’a été d’autant plus pénible que condamné, selon l’usage, pour cette prétendue tentative d’évasion à laquelle je n’avais jamais songé, à une amende de dix guinées, amende que l’on me retenait en prélevant chaque jour le tiers de ma ration, estimé cinq sous, j’ai dû, puisque c’est là une coutume établie par les prisonniers des pontons, et que nul ne peut enfreindre, faire supporter cette privation à toute la pontonnée, au prorata des vivres de chacun. Oh ! que d’humiliations et de souffrances !

L’enseigne R***, après avoir prononcé ces dernières paroles, laissa tomber sa tête dans ses mains, et resta pendant quelques instants plongé dans ses réflexions…

— Que Dieu me prête vie, finit-il par dire les yeux brillants d’un feu sombre, et je me vengerai !… Oh ! que je comprends bien à présent le sentiment de la vengeance !

— Mais, pardon, monsieur : êtes-vous donc sans aucune ressource ? Ne recevez-vous pas quelque argent de France ?

— Oui, monsieur, je suis sans ressource ; tous les divers envois de fonds que m’a faits ma famille ont toujours été interceptés, et sans la générosité et la confiance d’un prisonnier qui connaissant ma fortune privée me fait des avances, je me trouverais réduit à la simple et insuffisante ration que nous accordent les Anglais… Mais tenez, voici justement mon banquier, ajouta l’enseigne en adressant un sourire amical à un homme âgé de trente-huit à quarante ans qui, le corps enveloppé dans une chaude et belle robe de chambre et les pieds dans de magnifiques pantoufles fourrées, passa près de nous d’un air grave et pensif.

— Diable, m’écriai-je, voici la première toilette que je vois depuis trois ans. À bord du Protée, l’on ne connaissait pas les robes de chambre en molleton ! Il faut que cet homme soit un grand capitaliste pour pouvoir se permettre un tel luxe…

— C’est un simple canonnier nommé Duvert.

— Un simple canonnier, dites-vous ?

— Oui ! seulement depuis son entrée dans les pontons, il lui est survenu un héritage inattendu de vingt-cinq à trente mille livres de rente !… Or comme Duvert, grâce à ses revenus qu’il dépense en entier, a su se mettre au mieux avec nos geôliers, il est le roi du ponton !… Je vous conseille de faire sa connaissance.

Après que l’enseigne R*** m’eut quitté, je terminai le marché pour la place de mon hamac puis, ayant installé mes effets, je montai sur le pont.

Pendant que je me promenais de long en large, je fis la rencontre de plusieurs marins qui avaient servi soit sous mes ordres sur la Confiance, soit en même temps que moi dans l’Inde ; je les retrouvai, quoique je ne fusse lié avec aucun d’eux intimement, avec beaucoup de plaisir. Le soir venu, nous allions nous retirer lorsqu’un frère la Côte me suivant à l’écart :

— Je regrette bien, Louis, me dit-il, que tu ne fasses pas partie de notre faux pont. Tâche donc, en passant par la trappe de communication, de te faufiler avec nous pour cette nuit.

— Pourquoi pour cette nuit ?

— Parce que nous devons nous évader au nombre de six et que tu ferais le septième…

— Oh ! merci, cher ami ; j’en ai assez pour le moment, des évasions.

— Oui, j’ai entendu en effet parler de ton escapade avec le pauvre Bertaud que j’ai beaucoup connu. Tu as montré du toupet et c’est justement pour cela que je voudrais te voir être des nôtres.

— Bien obligé !… Je suis guéri de cette envie.

— Tu as tort ! Que l’on ne s’expose pas sans avoir devant soi une grande chance de succès, je le conçois ; mais que lorsque, après des privations et des travaux sans nombre, on est arrivé à se créer des intelligences au-dehors, et que l’on possède la presque certitude de réussir… je dis qu’il faudrait être fou pour ne pas tenter l’aventure ! Crois-moi, ce n’est pas une mince faveur que je te fais en t’offrant de te joindre à nous. Si l’un des nôtres, gravement malade, ne se trouvait pas dans l’impossibilité absolue de nous suivre, je ne t’aurais même pas parlé de cela, mais il nous reste une place vacante et dont nous pouvons disposer.

— Eh bien, pourquoi ne l’offres-tu pas à un de tes amis ?

— Parce que je ne suis sûr de personne. Le fait est que si je connaissais un homme solide et sur lequel on pût compter…

— Parbleu, je parie que j’ai ton affaire. Connais-tu l’enseigne de vaisseau R*** ?

— Très bien ; merci, tu viens de me donner une idée. Enfin, une fois, deux fois, trois fois, tu refuses

— Oui, je refuse ; mais je ne t’en suis pas moins reconnaissant de ta bonne intention.

— Alors je m’en vais trouver l’enseigne R***. Inutile, je pense, de te recommander le secret ?

— Comme tu le dis ; c’est parfaitement inutile.

Le frère la Côte me serra alors fortement la main et s’éloigna à grands pas. Quelques secondes plus tard, je l’aperçus en conférence