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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/24

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avec l’enseigne R***, dont la pâleur du visage annonçait qu’il était en proie à une vive émotion. L’on nous fit alors descendre dans la batterie.

J’avais déjà été si souvent témoin de projets d’évasion qui n’avaient pas même eu un commencement d’exécution, que j’oubliai promptement la proposition qui m’avait été faite par le frère la Côte ; je m’endormis d’un profond sommeil.

Le lendemain, à mon réveil, je ne pensais plus du tout à ma conversation de la veille lorsque je montai sur le pont. Mon regard qui chercha en vain l’enseigne R*** me la remit en mémoire ; je m’informai auprès d’un des prisonniers du faux pont où devait s’opérer l’évasion.

— Silence ! me répondit-il en mettant un doigt sur sa bouche et en baissant la voix ; l’affaire est faite : ils ont filé leur câble…

Cette nouvelle, pourquoi ne pas avouer une faiblesse trop bien motivée par l’affreuse vie que je menais, me causa un vif mouvement de jalousie, presque de haine. Je me reprochai alors amèrement mon refus de la veille et je m’accusai de lâcheté.

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ? demandai-je au prisonnier.

Celui-ci allait me répondre, lorsque la vue du capitaine R… qui apparut sur le pont entouré de son état-major arrêta notre conversation. Le capitaine, ou le turnky comme on l’appelait, était ce matin plus hideux que de coutume car une violente colère qu’il ressentait intérieurement et qu’il ne pouvait parvenir à dissimuler, malgré tous ses efforts, l’enlaidissait encore en donnant à ses traits une expression de férocité infernale.

— Parbleu ! me dit le prisonnier avec qui j’étais en train de causer, les espions s’y sont pris heureusement cette fois trop tard.

— Quoi ! croyez-vous qu’une délation ait eu lieu ?

— La figure du turnky répond suffisamment à cette question. À présent connaît-il le projet d’évasion ou l’évasion elle-même, c’est ce que j’ignore…

— Je ne croirai jamais qu’après les supplices quotidiens que nous fait subir ce bourreau, il se soit trouvé un Français assez… ma foi, je ne trouve pas de mot pour qualifier une pareille action, assez infâme si vous voulez, pour lui servir d’espion.

— Vous oubliez qu’il y a à bord de la Couronne des gens qui meurent de faim…

— Ça ne fait rien ; cela ne peut être !…

En ce moment le capitaine R…, comme s’il eût tenu à me donner un démenti, ordonna à ses hommes de nous parquer étroitement sur le pont, puis de nous compter.


IX.


Comptage – On embrouille les comptes – Fureur du geôlier – Malice d’un charpentier – Un ordre imprévu – Continuation de fureur – Arrestation de Duvert comme faussaire – Ses promesses – Ses dépositions – Continuation de mécomptes – Promenades en témoignage – Fin malheureuse du comptage


— Eh bien ! me dit le prisonnier en souriant d’un air goguenard, que pensez-vous de cette mesure ? Ne vous semble-t-elle pas tant soit peu justifier mes soupçons ?

J’avoue que je ne sus que répondre.

L’ordre du geôlier R…, donné d’un ton rauque et farouche, ne tarda pas à être exécuté avec la plus grande brutalité. Les soldats anglais se jetaient sur nous avec fureur, et, nous frappant à coups redoublés de crosse de fusil, nous eurent bientôt resserré dans un espace tellement étroit que des cris de douleur et de détresse se firent entendre de tous les côtés. Nous fûmes bientôt obligés de soulever quelques prisonniers qui, à moitié étranglés et asphyxiés par cette pression trop forte fussent morts si nous ne fussions venus à leur secours.

L’opération du comptage commença sans plus tarder.

La masse confuse et compacte que nous composions offrait une double difficulté aux Anglais dans leur travail : aussi ne doit-on pas s’étonner si leur première opération ne réussit pas à merveille.

Ils trouvèrent que douze prisonniers manquaient.

Il me serait difficile, sinon impossible, de peindre la fureur que le capitaine R… ressentit à cette nouvelle.

— Douze hommes de moins, dit-il en accompagnant ces paroles d’un effroyable et grossier jurement ; cela ne peut être, cela est impossible, recommencez l’opération.

Le capitaine R… avait tellement hâte de retrouver son nombre de prisonniers intact qu’il se mit à presser ce nouveau comptage, en gourmandant les sergents qui en étaient chargés et en leur distribuant même quelques gros jurons d’encouragement.

Les malheureux sergents ainsi ahuris mirent, on le concevra sans peine, une telle précipitation à nous compter, pour se débarrasser des encouragements de leur chef, que leur erreur, au lieu d’être cette fois de douze hommes, atteignit le chiffre de dix-sept absents…

God bless me ! s’écria le capitaine R… ivre de fureur et en jetant violemment son chapeau sur le pont, ces brutes de subordonnés ne sont bons qu’à embrouiller les choses ; quand on veut être bien servi, le mieux est de se servir soi-même ! Allons, messieurs, continua-t-il en se retournant vers le lieutenant en second et vers le master, chargeons-nous de cette besogne !

— Mais capitaine, observa le second lieutenant, voilà trois heures que nous pataugeons à jeun, au froid et les pieds dans la neige. Ne voudriez-vous pas nous accorder un quart d’heure pour déjeuner ?

— Vous êtes une brute avec votre nourriture, King ! s’écria le capitaine ; allez-vous-en à tous les diables !

L’aimable R… après avoir fait cette réponse se disposait à commencer la nouvelle opération de comptage, lorsque se ravisant :

— Au fait, King, dit-il à son lieutenant, je ne vois pas, en effet, pourquoi nous retarderions l’heure de notre repas pour ces chiens de Français. Allons déjeuner, au contraire ; pendant que nous serons à table, nous aurons la joie de penser que ces rascals se morfondent au froid.

À peine l’insolent et inhumain capitaine eut-il quitté le pont que nous tînmes conseil. En effet, la position était critique et le moment solennel, car il s’agissait de gagner du temps à tout prix pour permettre à nos camarades évadés de se mettre en sûreté, et pour cela il nous fallait, chose qui nous semblait impossible, tromper l’Anglais et lui faire retrouver son nombre exact de prisonniers.

— Messieurs, nous dit un maître charpentier, j’ai une idée ; la voici : d’abord, il faut que nous puissions communiquer avec la batterie de 18.

— Mais c’est impossible, dirent plusieurs voix.

— Silence donc ! reprit le maître charpentier. Ce que je propose peut s’exécuter. D’abord je suis muni de vrilles, ce qui est un grand point. Écoutez-moi donc. Pour parvenir à la batterie de 18, je vais percer un trou dans ce tillac-ci, au-dessus de la soute aux ustensiles, endroit où les Anglais ne vont pas une fois par mois ; alors de la batterie de 18 nous passerons dans celle de 36, puis de là enfin dans le faux pont.

« De cette façon, lorsqu’on nous comptera en descendant, les premiers arrivés dans nos logements remonteront sur le tillac par la trappe et compléteront aux yeux des Anglais le nombre des prisonniers qui leur manque. Si plus tard, une fois nos amis hors de danger, il nous plaît de jouer une niche aux Anglais, nous jouerons avec eux à cache-cache, de façon à les faire damner.

Cette explication que nous donna le savant et ingénieux maître charpentier fut accueillie avec enthousiasme, et l’on résolut de passer sans plus tarder de la théorie à l’action. Bientôt, au milieu du parc étroit qui nous renfermait et où nous pouvions à peine, tant nous étions serrés les uns contre les autres, nous tenir en équilibre, se forma, je constate ce fait sans me charger de l’expliquer, un vide à l’endroit que se mirent à creuser les travailleurs. Seulement je ne puis répondre que parmi les prisonniers quelques-uns ne perdirent pas connaissance.

D’abord les vrilles agirent de concert en attaquant le pont en biais, puis bientôt, grâce à une égovine empruntée à un cercle de baril, on détacha en biseau un morceau de bordage du milieu du pont.

Le trou se trouvant alors assez grand pour donner passage à un homme, les charpentiers s’y glissèrent sans plus tarder, et parvinrent bientôt dans la soute de la batterie de 18.

Restait à ouvrir une autre communication entre cette batterie et celle de 36 ; c’était là le moment critique, car la porte de la resserre donnait dans un passage, et le moindre bruit pouvait appeler l’attention des Anglais.

Heureusement que, la neige continuant à tomber et le froid devenant de plus en plus vif, nous pouvions sans éveiller les soupçons de nos ennemis battre la semelle sur le tillac avec un bruit qui eût défié celui du canon.

Le travail le plus difficile restait à faire à nos charpentiers, c’est-à-dire percer des bordages bien autrement durs et épais que ceux du pont supérieur ; nous étions persuadés qu’ils n’y pourraient parvenir avant le retour du capitaine R… et cette pensée nous désespérait.

Heureusement, je parle au point de vue de la liberté de nos camarades évadés, l’aimable commandant de la Couronne, jouissant intérieurement sans doute de penser que nous étions à jeun, exposés à la neige et à la grêle qui tombaient alternativement avec violence et sans interruption, tandis que lui se trouvait confortablement assis devant une bonne table abondamment servie, prolongea outre mesure son repas et ne parut sur le gaillard d’arrière que quatre heures plus tard. Dire notre position serait une trop triste peinture : la plupart des prisonniers à moitié gelés et mourant de faim ne pouvaient plus ni bouger ni parler ; quelques-uns avaient perdu connaissance.

Il était donc quatre heures de l’après-midi lorsque le capitaine R… nous apparut : au premier coup d’œil qu’il jeta sur nous, nous le vîmes sourire d’un air joyeux. Le fait est que notre position était aussi déplorable que possible et que la haine qu’il ressentait pour les Français dut être agréablement chatouillée par la vue de nos souffrances.

— Allons, dit-il, à présent que j’ai bien déjeuné, car j’ai admirablement déjeuné, nous pouvons nous occuper, lieutenant King, de