Aller au contenu

Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ces messieurs les Français qui ont bien voulu être assez bons pour nous attendre. Commençons.

Quelque ironique et impertinente que fût cette phrase, elle nous fit cependant éprouver un grand plaisir, car elle nous annonçait la fin de nos maux de la journée. Aussi nous empressâmes-nous de descendre vivement pour activer l’opération.

Le capitaine R… comptait à haute voix, en les touchant du doigt, les prisonniers qui défilaient devant lui, lorsque son second le lieutenant King vint l’interrompre dans son contrôle, en l’avertissant qu’un élève du bord de l’amiral demandait à lui parler.

— Que le diable vous torde le cou, King, et qu’il emporte tous les élèves de marine ! s’écria R… furieux d’être dérangé, car la neige ne cessait de tomber, et il lui tardait d’être débarrassé de la corvée qu’il s’était imposée.

— Mais, capitaine, c’est pour affaire urgente…

— Je m’en moque pas mal… l’affaire la plus urgente pour un turnky comme moi, reprit le capitaine R… en appuyant avec affectation et ironie sur ce mot de tourne-clefs, c’est de compter les prisonniers… Dites à l’élève qu’il retourne à son école…

— Je vous demande pardon d’insister, capitaine… C’est au nom de l’amiral de l’escadre bleue que cet élève se présente.

— Enfer et furies, voilà que vous venez de me faire perdre le chiffre de ces gueux de Français ! s’écria R… Eh bien ! dites à cet élève, puisqu’il se présente au nom de l’amiral, qu’il se dépêche de remplir la commission dont il est chargé, et qu’il me laisse la paix.

Quelques secondes plus tard nous vîmes l’élève annoncé s’avancer en compagnie d’un monsieur bien mis et d’un gros petit homme fort mal vêtu, dont l’apparition causa une certaine curiosité aux Français.

— Quel est donc cet homme ? demandai-je à un prisonnier.

— C’est un marchand de pommes de terre qui, avant que notre bourreau eût défendu l’approche de la Couronne aux bateaux, nous vendait des provisions, et faisait avec nous du commerce et du brocantage.

— Alors je crois deviner ce dont il s’agit, dis-je. Il est probable que le marchand de pommes de terre, trafiquant et brocanteur, aura trouvé un protecteur dans l’amiral, et qu’il vient se faire réintégrer dans ses fonctions.

— En effet, cela me semble assez probable.

Pendant que j’échangeais ces quelques mots, l’élève, le monsieur et le marchand étaient arrivés devant le capitaine R… Le premier toucha humblement du bout du doigt le bord de son chapeau, et présenta ensuite à son supérieur une espèce de pli ministériel scellé d’un grand cachet.

L’aimable R…, toujours jurant, déchira l’enveloppe et lut tout haut ce qui suit :

« Royal navy Portsmouth port, vaisseau de Sa Majesté la reine Charlotte.

» M. le lieutenant R…, commandant le vaisseau-prison de Sa Majesté Britannique la Couronne, stationnant actuellement dans la rivière de Portchester, fera passer sous les yeux de l’agent de police et de l’élève, porteur de ce présent ordre, tous ses prisonniers à tour de rôle. L’homme qui accompagne ces deux messieurs devra assister également à cette revue.

» Cet acte accompli, le lieutenant R… remettra sous bonne escorte à l’élève et à l’agent de police déjà désignés le ou les prisonniers que celui-ci indiquera, pour être conduits à terre. »

— Que signifie cet ordre, monsieur ? s’écria le capitaine R… dont le visage devint tellement cramoisi que nous eûmes un moment la douce espérance de le voir frappé d’un coup de sang.

— Je l’ignore, commandant, répondit l’élève.

— Un crime aurait-il été commis par un de ces chiens de Français que Sa Majesté a bien voulu soumettre à ma surveillance ?

— Je ne puis que vous répéter ce que je vous ai déjà dit, commandant : je l’ignore !

— Très bien, monsieur ; il ne me reste qu’à me conformer aux ordres de l’amiral.

— C’est inutile, capitaine, s’écria en ce moment le marchand de pommes de terre, qui jusqu’alors n’avait pas prononcé un seul mot, voici mon affaire.

Le marchand en parlant ainsi s’avança vers un prisonnier français qui, chaudement enveloppé dans une magnifique robe de chambre, semblait indifférent à la scène qui se passait sur le pont.

— Est-ce cet homme que je dois emmener ? demanda l’agent de police.

— Oui, monsieur, c’est cet homme.

— Alors suivez-moi, reprit l’élève en s’adressant au prisonnier à la belle robe de chambre, qui n’était autre que le canonnier Duvert, celui-là même que l’enseigne R… m’avait désigné la veille comme ayant hérité depuis peu d’une fortune inattendue de trente à quarante mille livres de rente.

Duvert, sur qui tous les yeux étaient fixés en ce moment, changeant de couleur, devint livide. Quoiqu’il voulût affecter une contenance calme et tranquille, on devinait sans peine à ses yeux hagards, à un léger tremblement convulsif qui agitait son corps et à la contraction de ses sourcils et de ses lèvres qu’il était en proie à une émotion violente.

— Me permettez-vous, monsieur, demanda-t-il d’une voix étranglée en s’adressant à l’élève, de changer de vêtements ?

— Faites, je ne vois pas d’inconvénient à cela.

Duvert entra aussitôt dans une petite cabine construite sur le pont, qu’on lui permettait d’habiter contrairement aux règlements ; j’ai déjà dit que le canonnier, grâce à ses folles dépenses, avait tous nos gardiens à ses genoux.

Tous les yeux fixés sur la porte de la cabine attendaient avec impatience la sortie du riche prisonnier, lorsque nous vîmes passer à travers les claies de la porte de la cabine un épais nuage de fumée.

God bless me ! le rascal veut incendier le ponton ! s’écria le commandant R… qui se précipita furieux pour ouvrir la porte de la cabine.

Vains efforts ; la porte résista au manchot : elle était fermée en dedans !

Il y avait quelque chose de si imprévu et de si mystérieux dans l’arrestation, l’effroi et la conduite de Duvert, que nous oubliâmes un instant et le jeûne forcé, et la neige, et l’état d’épuisement dans lequel nous nous trouvions.

Nous sentions instinctivement que quelque chose de grave et d’important s’accomplissait ; que nous étions à la veille d’une grande découverte, d’une révélation inattendue.

— Soldats, enfoncez cette porte ! s’écria bientôt le capitaine R… ivre de fureur.

Cinq ou six soldats se précipitèrent, à cet ordre, contre la cabine où était renfermé Duvert, et levant les crosses de leurs fusils, les firent retomber avec force contre la porte qui céda à moitié : la fumée avait presque cessé, quelques fragments impalpables de papier brûlé s’envolaient à travers la claie. Les Anglais allaient redoubler d’efforts lorsque la porte s’ouvrit : Duvert, vêtu dans le dernier goût, apparut sur le seuil. À ses mains d’un beau noir on pouvait deviner sans peine qu’il avait dû froisser et réduire en poudre les papiers consumés dont quelques fragments tachaient la neige qui couvrait le pont.

Une métamorphose s’était aussi opérée non seulement dans la toilette, mais encore dans la physionomie de Duvert. La pâleur livide de son visage avait disparu ainsi que son air d’abattement et de crainte pour faire place à une contenance moqueuse et assurée, Le capitaine R… heureux de trouver un prétexte plausible pour outrager un Français commença, avant d’entrer en discussion, par agonir Duvert d’imprécations abominables.

— Lâche, lui dit le canonnier d’un ton de souverain mépris, lâche qui injurie un prisonnier sans défense !

God bless me ! que venez-vous de brûler ? misérable ! s’écria l’Anglais, dont cette réponse si bien méritée augmenta encore la rage.

— Les lettres de ma maîtresse… la femme d’un lord anglais, mon doux et aimable turnky, répondit Duvert en riant ! Que diable, on ne peut cependant pas compromettre une haute et puissante lady ! une pairesse ! Cela serait du plus mauvais goût et indigne de la loyauté française…

— Vous mentez, dit alors en se mêlant à la conversation, si toutefois cela pouvait s’appeler une conversation, le marchand de pommes de terre ; ce ne sont point les lettres d’une maîtresse, que vous n’avez jamais eue, mais les fausses bank-notes dont vous inondez la ville de Portsmouth, que vous venez de détruire…

— Moi, un faussaire ! répéta Duvert du ton du plus profond étonnement. Pardieu ! voilà une accusation à laquelle je ne me serais jamais attendu et qui fait le plus grand honneur à l’imagination et à la méchanceté anglaises !… Ma foi, je suis heureux de m’être défait des lettres de ma sensible lady, car j’aurais été capable, devant une pareille accusation, d’obéir au sentiment de la vengeance et de forfaire aux lois de l’honneur en compromettant la pauvre femme.

— Comment, vous êtes un faussaire ? Vous, brigand, que je croyais riche ! Comment ! on a fabriqué des bank-notes à bord de la Couronne !… Mais alors je suis un homme perdu !… Mon Dieu ! que dira l’amiral ? s’écria le commandant R… d’un ton désespéré qui nous fit le plus grand plaisir… Soldats, continua-t-il avec violence, emmenez cet homme… Sa vue me fait mal, et j’éprouve une envie irrésistible de le… Emmenez-le, et dépêchez-vous !…

— Mes amis, nous dit Duvert en se tournant vers nous tandis qu’on l’entraînait, je vous ferai paraître en témoignage devant la justice… vous comprenez…

— Oui, oui, c’est cela, faites-nous comparaître ! lui répondîmes-nous avec enthousiasme, car l’idée de descendre à terre nous enivrait de joie.

Lorsque l’élève de marine, Duvert, le policeman et le marchand de pommes de terre abandonnèrent le pont de la Couronne, la nuit commençait à tomber, et le capitaine R… dut remettre au lendemain sa laborieuse opération de contrôle : on nous permit enfin de descendre, mourant de froid et de faim, dans nos batteries.

Quant à nous, quoique cette journée nous eût été bien pénible, nous étions loin cependant de nous en plaindre : le capitaine R… malheureux ! vingt-quatre heures de gagnées pour nos camarades évadés !