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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/26

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et la perspective d’aller bientôt à terre ! Je le répète, la journée avait été bonne pour nous ! Un dernier ennui, ou, pour être plus exact, une dernière douleur, nous attendait encore avant notre sommeil.

Les fournisseurs du ponton la Couronne, profitant des hostilités déclarées entre le capitaine R… et ses prisonniers, ne nous livraient plus depuis quelque temps que des provisions abominables, que sans la faim cruelle que nous éprouvions il nous eût été impossible de consommer ; ce soir-là ils renchérirent encore sur la mauvaise qualité de leurs denrées. La viande était gâtée, les légumes, ignobles débris jetés sans doute dans les rues par les cuisinières de Portsmouth, n’avaient pas de nom ; le pain bis, d’une couleur roussâtre, était tellement pâteux et gluant qu’il fallait renoncer à le couper. S’efforçait-on d’en séparer un morceau en deux, il se formait entre les parties disjointes des fils pareils à ceux que présente la poix échauffée tirée en sens contraire.

Quelque impérieuse et cruelle que fût la faim qui ce soir-là me brûlait la poitrine, je ne pus parvenir à avaler plus de cinq ou six bouchées de cette affreuse nourriture : un quart d’heure plus tard j’étais pris, ainsi que mes compagnons de captivité qui m’avaient imité, de vomissements violents.

Je n’insisterai pas, car ce serait-là un détail qui reviendrait par trop souvent sous ma plume, sur l’épouvantable et triste nuit que je passai ; je dirai seulement que le lendemain matin, dès huit heures, l’on nous faisait monter sur le pont pour reprendre l’opération du comptage si malencontreusement interrompue la veille par l’arrestation de Duvert.

Une neige abondante accompagnée de givre tombait toujours ; si nous n’eussions pas été soutenus par deux puissants mobiles : d’abord par celui d’aider à assurer l’évasion de nos amis, ensuite par l’idée délicieuse de pouvoir contrarier notre geôlier, je suis persuadé que la plupart d’entre nous seraient tombés en faiblesse.

Tout l’équipage était rassemblé sur le pont ; les soldats les armes chargées, les maîtres étaient prêts à nous compter, lorsqu’une embarcation, se détachant du vaisseau commandant de la flotte pontonnière, aborda notre ponton.

— Encore quelque diablerie ! s’écria notre geôlier furieux. En effet, cette embarcation venait chercher dix prisonniers dénoncés ou cités par Duvert comme étant ses complices.

À cette nouvelle, la rage de R… ne connut plus de bornes

— Ah ! les misérables ! s’écriait-il en nous menaçant du poing, ils ont fait de la Couronne un vaste atelier de faux, et je vais être destitué par leur faute… Que ne m’est-il permis de les mitrailler tous jusqu’au dernier !

Nos dix camarades partis, l’opération du comptage continua.

Il nous eût été facile, grâce aux trous secrets si hardiment et si habilement pratiqués la veille par nos charpentiers, de faire retrouver à notre bourreau son nombre exact de victimes ; en agissant ainsi il nous eût été permis de regagner nos batteries et d’éviter le froid intense qui nous torturait sur le pont ; mais nous avions soif de vengeance, et mettant au-dessus de nos souffrances la joie de pouvoir exaspérer l’odieux R…, nous résolûmes de pousser la plaisanterie aussi loin que possible.

À la première tournée ce ne fut plus, comme la veille, une différence de dix ou douze prisonniers, mais bien une de cinquante que nos compteurs eurent à constater.

À la seconde, changeant de système, nous nous trouvâmes soixante-deux hommes de trop !

R…, doutant s’il était éveillé et s’il ne subissait pas un cauchemar, se démenait comme un diable sur le pont. Jurant après son équipage, le frappant, le harcelant, il ne savait plus où donner de la tête. Nous ne tardâmes pas à augmenter encore ses émotions en le jetant dans un doute cruel. Le fait est qu’il y avait pour lui de quoi douter de sa raison. Laissant exprès faire le compte juste dans la batterie de trente-six, nous avions soin de produire un énorme mécompte dans le faux-pont, et vice versa. C’était à devenir fou.

Quant à nous, à chaque nouvelle mystification qui nous réussissait, nous éclations en cris, en bravos et en sifflets ! Un moment nous espérâmes donner une attaque d’apoplexie foudroyante à notre geôlier abhorré, et, ma foi, cela ne tint qu’à peu de chose. Il est incontestable que si la nuit ne fût pas venue nous l’arracher, nous eussions fini par réussir. Le soir de ce second jour ne nous présenta pas une nourriture plus substantielle que celle de la veille : nous nous couchâmes encore pour ainsi dire à jeun.

Le lendemain, c’est-à-dire le troisième jour depuis l’évasion de nos camarades, nous nous attendions à être appelés de bonne heure sur le pont ; et déjà nous réunissions toutes nos forces pour endurer ces nouvelles souffrances, mais il n’en fut rien.

Les portes de nos logements restèrent fermées, et nous entendîmes jusque vers le midi un grand bruit sur le pont : on eût dit que l’on dressait des échafaudages. Nous étions inquiets et intrigués, lorsque vers une heure l’on vint nous ordonner de monter. Un singulier spectacle se présenta à notre vue.

Ce spectacle nous étonna d’autant plus, que, depuis la veille, les Anglais avaient laissé les mantelets de nos sabords fermés, et que, par conséquent, nous n’avions rien pu apercevoir de ce qui s’était passé au dehors.

En arrivant sur le pont, nous vîmes que la Couronne était entourée par une flottille composée de tous les canots des autres pontons : une double rangée d’officiers anglais, se tenant droits et immobiles sur le pont supérieur, nous attendaient. Sur le gaillard d’arrière trônait, assis dans un vaste fauteuil d’honneur placé au sommet d’un échafaudage dressé exprès, le commodore de la Flotte-Pontonnière-Bleue. Près de cet important personnage, à sa gauche, se voyait un capitaine de vaisseau, nommé Woodriff, qui n’était autre que l’agent général du dépôt, et qui avait bien voulu, vu la gravité des circonstances, et quoique cela ne le regardât pas personnellement, abandonner sa résidence de Forton pour se rendre à bord de la Couronne.

Enfin le pont était recouvert par un labyrinthe de barrières étroites, tout à fait semblables à celles que l’on établit aux abords des théâtres fréquentés pour contenir la foule ; ce fut dans ces étroits espaces que l’on nous parqua. Ainsi renfermés, l’on eut soin, avant de nous faire descendre, de nous compter d’avance, plusieurs fois, par escouade de dix hommes.

Heureusement que pendant cette opération les prisonniers placés près de notre trappe purent mettre à profit cette heureuse invention ; aussi le premier résultat obtenu donna-t-il un chiffre tellement bizarre que les Anglais poussèrent des exclamations d’étonnement et de colère.

On eut beau recommencer, s’y prendre de toutes les façons, notre bienheureuse trappe ne cessa pas de fonctionner, et chaque opération nouvelle apporta un mécompte monstrueux aux Anglais.

La nuit venue, nos tyrans, plongés dans une espèce de crainte superstitieuse, durent nous laisser regagner nos logements : je suis intimement convaincu que la plupart des Anglais croyaient à l’intervention en notre faveur d’un pouvoir surnaturel.

Le troisième jour, comme le commodore se trouvait à notre bord et que l’envie eût pu lui prendre de descendre faire une tournée dans les batteries ou dans l’entrepont, nos fournisseurs nous livrèrent de la viande saine et fraîche, des légumes véritables et du pain qui était réellement, chose de laquelle nous étions depuis bien longtemps déshabitués, du vrai pain.

Je laisse à penser si nous dévorâmes avec avidité notre dîner, et si nous nous applaudîmes de notre persévérance. Le fait est que nous étions dans l’enchantement en songeant que par notre fermeté nous assurions la fuite de nos camarades et nous molestions des Anglais. Aussi fut-il convenu à l’unanimité que nous continuerions notre système de mystification..

Malheureusement, le lendemain matin, au point du jour, nous fûmes réveillés par une compagnie de soldats anglais qui pénétra dans nos logements, nous fit lever à coups de crosse et nous ordonna