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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/27

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de monter de suite sur le pont. Nous espérions que nous allions subir un nouveau comptage, mais notre espoir fut déçu. On nous fit descendre immédiatement dans des embarcations rangées le long du ponton, et, escortés par des forces considérables, nous fûmes transbordés sur le vaisseau-ponton espagnol le San Antonio, notre voisin de l’avant.

Dès lors, tout moyen de ruse nous étant retiré, nous ne pûmes empêcher les Anglais d’opérer ensuite notre recensement, et de découvrir que les six prisonniers manquant à l’appel s’étaient évadés.

Heureusement que pendant les quatre jours que nous avions tenu nos geôliers en échec, nos camarades n’avaient pas perdu leur temps et étaient parvenus, grâce aux intelligences qu’ils possédaient au dehors, à s’embarquer pour la France où ils arrivèrent sains et saufs, comme nous l’apprîmes plus tard.


X.


R… toujours furieux – Infamies d’un nouveau genre – Un gardien de Terre-Neuve – Meurtres – La justice aux abois – Exigences ridicules – Aspersions glacées – Révolte – Audace – Victoire passagère – Repas mémorable


Le lendemain, dans la journée, l’on nous réintégra dans notre ponton la Couronne. Hélas ! Je ne me rappelle encore aujourd’hui qu’avec un frémissement d’indignation et de colère le triste spectacle qui frappa notre vue lorsque, pénétrant dans la batterie et dans le faux pont, nous aperçûmes, gisant sur le plancher, les débris pulvérisés de nos outils de travail et de nos ustensiles de ménage, que le capitaine R…, vengeance ignoble et que je ne sais comment qualifier, avait fait briser pendant notre absence.

Quant à moi personnellement, je retrouvai mes vessies de couleurs écrasées par terre à coups de talon de botte, mes pinceaux en dérive et mes toiles déchirées en lambeaux ; les livres que nous possédions, réduits en fragments, couvraient le sol comme d’une légère couche de neige.

Quel immense cri de douleur et de vengeance retentit alors ! Que de grincements de dents, que de larmes ! La plupart d’entre nous, accablés par cette grande infortune, pleuraient comme des enfants ! Quelle joie devait éprouver le capitaine R… !

Le soir même de ce fatal désastre arriva à bord du ponton un énorme chien de Terre-Neuve que notre geôlier avait trouvé à propos de s’adjoindre comme surveillant. À cette vue de l’animal installé dans la galerie extérieure qui entourait la Couronne, juste au pied de l’escalier, l’explosion de notre colère éclata comme un cratère de volcan. Des cris de mort partirent de toutes les bouches, et nous nous précipitâmes vers les portes de nos logements pour les briser et pour envahir le pont ; peu soucieux des balles anglaises et dominés par le seul sentiment de la vengeance, nous étions déterminés à tuer le misérable R…, quitte à payer plus tard de notre vie cet acte sanglant de justice !

Je ne sais si le misérable eut peur pour sa personne, ou s’il craignit que l’enquête qui viendrait après la révolte, en dévoilant ses cruautés à notre égard, ne soulevât contre lui l’opinion publique et ne lui fît perdre sa place : toujours est-il qu’il ne voulut ni n’osa profiter de l’occasion que nous lui offrions de nous faire fusiller. Il se contenta de nous laisser vociférer tout à notre aise.

Pendant les trois ou quatre jours qui suivirent la barbare destruction de nos livres et de nos outils, nous restâmes plongés dans une espèce de torpeur qui tenait presque de la folie. Ne sachant à quoi employer notre temps et ne pouvant plus travailler à améliorer notre position, nous gardions, la plus grande partie de la journée, un morne silence. Le peu de paroles que nous échangions étaient pour nous communiquer nos projets de vengeance.

L’adjonction du chien de Terre-Neuve à nos geôliers habituels avait, je l’ai déjà dit, excité au plus haut point notre indignation et notre colère. Nous tournâmes donc toutes nos idées vers la mort du vigilant et féroce animal. Après bien des tentatives inutiles nous parvînmes, le troisième jour de son arrivée, à lui faire avaler un morceau de viande empoisonnée, et nous le vîmes mourir quelques heures plus tard après une douloureuse agonie. Ce jour fut le premier où, depuis notre réintégration à bord de la Couronne, quelques chants joyeux retentirent dans nos logements.

— Ah ! misérables !… s’écria le capitaine R… en nous menaçant du poing, vous payerez ce crime plus cher que vous ne le croyez ! Vous verrez si je sais me souvenir d’une injure.

Un infernal charivari de sifflets accueillit ces paroles de notre geôlier qui s’éloigna furieux.

À partir de ce moment, les hostilités déclarées déjà depuis longtemps entre les Anglais et nous redoublèrent d’intensité et atteignirent jusqu’aux dernières limites de la haine. Deux prisonniers furent tués ou, pour mieux dire, assassinés par les soldats anglais : le premier, un jeune novice bordelais nommé Dulaure, s’étant retourné et ayant levé la main sur un soldat qui le poussait brutalement à coups de crosse pour le faire rentrer, reçut une balle qui lui cassa l’épine dorsale ; il mourut presque à l’instant ; le second, dont le nom m’échappe, passant du faux pont dans la batterie pour se réunir à un assaut de danse, fut percé d’un coup de baïonnette et tiré par derrière ; la balle ressortit par l’estomac, et il succomba sur-le-champ. Les deux assassins furent nommés caporaux : que l’on juge de l’état d’exaspération dans lequel nous nous trouvions !

Heureusement survint un événement qui nous apporta un peu de