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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/28

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distraction ; je veux parler du procès du canonnier Duvert, qui s’instruisit devant le jury d’examen ou le coroner.

Duvert, fidèle à sa parole, dénonça deux cents prisonniers d’entre nous, c’est-à-dire tous ceux dont le nom lui revenait à la mémoire, comme étant ses complices. Chaque matin c’était une procession et un va-et-vient perpétuel d’embarcations qui venaient nous chercher pour nous conduire à terre.

La joie de ceux qui étaient ainsi appelés devant la justice était immodérée : l’idée de quitter pendant quelques jours le ponton, de toucher du pied la terre, l’espoir qu’une occasion de s’évader se présenterait peut-être, leur faisaient oublier tous leurs maux présents et rêver un autre avenir.

J’avoue que quand, sur un billet que j’avais fait passer à Duvert par un prisonnier, et où je me recommandais auprès de lui de l’enseigne R…, on appela un matin mon nom, j’en éprouvai un plaisir extrême.

Rien de bizarre, au reste, comme ce procès, qui fit grand bruit dans le temps en Angleterre.

Duvert, impassible depuis qu’il avait détruit les pièces à conviction qui eussent pu le perdre, se montrait d’une rare adresse et mystifiait ses juges avec un aplomb merveilleux. Semblant, par moments, sur le point de tout avouer, il entrait dans une demi-voie de révélation et captivait toute l’attention du coroner pendant des heures entières, sans se livrer lui-même le moins du monde. Ensuite il jouait la frayeur, il nous regardait avec des yeux effarés, et laissait entrevoir qu’une formidable et mystérieuse association, formée entre nous, et dont il craignait de devenir la victime, retenait les aveux prêts à lui échapper.

Enfin, Duvert, dans la dernière séance de ce mémorable procès, fit atteindre à sa mystification les limites du sublime. Pressé de questions par le chef des juges, il feignit d’abord de réfléchir profondément, puis semblant prendre tout à coup son parti comme un homme que le remords accable :

— Messieurs, dit-il en se levant brusquement, il faut enfin que la clarté se fasse ! Je sais que je me voue, en parlant, à une mort certaine, mais je ne reculerai pas !…

— Ne craignez rien, accusé, interrompit le coroner, entre vous et vos ennemis il y aura toujours la puissante main de l’Angleterre. Quant à votre franchise, soyez persuadé qu’au lieu de vous nuire, elle ne pourra que vous valoir l’intérêt et l’indulgence du jury, devant lequel nous vous renverrons.

— Oh ! monsieur, s’écria alors Duvert d’un air de mélancolie et de tristesse profondes, ne parlons pas de moi. Mon sort est décidé, et toute la puissance anglaise n’est pas capable de l’empêcher de s’accomplir. Si vous saviez… mais non…

— Parlez, accusé, dit le coroner avec empressement.

— Non, c’est inutile !… Cela est en dehors de la question. Revenons à l’affaire qui nous occupe : à cette fabrique mystérieuse de bank-notes, à cette association formidable de faussaires, que moi seul puis faire découvrir !… D’abord, et avant tout, je dois vous déclarer que je suis personnellement étranger à ce complot… Je n’en suis que la victime.

Le coroner s’empressa de faire un geste qui pouvait se traduire par :

« Oh ! cher ami, quant à vous, vous n’avez rien à craindre. » Et Duvert continua.

— Oui, messieurs, je puis dévoiler cette trame ténébreuse et inouïe dont la révélation vous frappera comme d’un coup de foudre ; mais avant tout, je veux que vous me promettiez de ne reculer, après mes révélations, devant aucunes considérations, aucunes dépenses, pour arriver à constater la vérité.

— L’Angleterre est juste, puissante et riche, dit un des juges d’un air plein de dignité ; elle ne recule jamais ; parlez sans crainte.

Duvert resta plongé pendant quelques minutes dans de profondes réflexions ; puis, relevant bientôt son front incliné sous le poids de ses prétendues préoccupations :

— Voilà, reprit-il, la marche la plus simple à suivre. Vous allez me faire conduire à bord de tous les pontons, et nous arrêterons tous les coupables : car la fabrication de la fausse monnaie a des ramifications dans tous les pontons ; le nombre de ces coupables s’élève à environ deux mille…

À cette révélation, faite avec un sang-froid admirable et un sérieux parfait, le coroner éprouva un ébahissement comique, qui ne fit rien perdre à Duvert de sa gravité.

— Mais cette association doit avoir un chef, dit le magistrat ; le connaissez-vous ?

— Oui, certainement ; on ne peut mieux.

— Alors nommez-le sans plus tarder. Une fois ce chef en notre pouvoir, notre tâche nous deviendra plus facile.

— Je ne demande pas mieux, messieurs ; seulement permettez-moi, avant de me rendre à votre désir, de vous adresser une simple question, car étant fort ignorant des lois anglaises, je ne voudrais pas aggraver ma position en les enfreignant.

— Faites cette question, accusé ; il y sera répondu.

— Je vous ai dit que je connaissais le chef de l’association des faussaires, mais je dois avouer que jamais je n’ai eu de rapports directs avec lui, que jamais je ne l’ai vu fabriquer de bank-notes ; qu’enfin, il me serait impossible de rien préciser à sa charge. Cinq cents de ses complices me l’ont désigné comme leur chef ; mais voilà tout. À présent, n’ai-je pas à craindre que si je dénonce cet homme, il ne m’attaque plus tard, en supposant que la justice ne puisse le convaincre de son crime, en calomnie, et qu’il me fasse condamner ?

— Nullement, soyez tranquille à cet égard.

— Eh bien ! messieurs, l’homme que plus de cinq cents de mes camarades, que vous pouvez faire assigner, m’ont déclaré être le chef de la fabrique des fausses bank-notes, est le lieutenant de vaisseau R…, commandant actuellement le vaisseau-prison de Sa Majesté Britannique la Couronne, s’écria Duvert d’une voix éclatante.

Cette révélation si inattendue produisit un coup de théâtre merveilleux. Le coroner comprit enfin qu’il était mystifié ; nous éclatâmes d’un rire homérique, et beaucoup de gens du public, chose incroyable, prirent la déclaration du canonnier au sérieux.

Après n’avoir abouti qu’à produire un tel scandale, l’enquête ne pouvait être continuée, elle était tuée. Duvert sortit donc à son honneur de la critique position dans laquelle il se trouvait et qui eût pu tout simplement le conduire, sans sa présence d’esprit et sans son aplomb, à l’échafaud !

Je laisse à présent à deviner au lecteur l’incroyable colère que dut ressentir et que ressentit en effet notre geôlier lorsqu’il apprit, quelques heures plus tard, la façon dont son nom avait été prononcé à l’audience. Il jura de se venger de cette infamie, et il ne tint que trop bien, comme on le verra tout à l’heure, sa parole.

Ce ridicule procès eut du moins un bon résultat pour nous, car il nous permit, quoique nous eussions été très surveillés pendant notre séjour à terre, de nous créer de nouvelles intelligences et de nous procurer quelques ustensiles de ménage et quelques outils. Trois prisonniers, je n’ai jamais su de quelle façon ils s’y prirent, profitèrent aussi de cette occasion pour s’évader.

Revenons maintenant à bord de notre tombeau flottant la Couronne.

La quarantaine ne suffisant plus à la haine que depuis l’assassinat de nos deux camarades, le pauvre Dulaure et le novice, nous éprouvions contre l’infâme R…, nous étions convenus que chaque fois que nous l’apercevrions, nous le sifflerions à outrance.

Qui l’eût cru ? cette gaminerie, car c’est le vrai mot, toucha plus sensiblement notre geôlier que n’eût pu le faire une tentative de révolte. Ces maudits sifflets lui prenaient horriblement sur les nerfs, et lui donnaient des accès de rage furieuse qui nous charmaient. N’osant plus ni sortir de sa cabine pour se promener sur le pont, ni recevoir des visites, car il craignait d’être humilié devant elles, ni abandonner son bord pour se rendre à terre, car il lui fallait passer devant nos sabords et subir notre bordée, notre geôlier avait fini par devenir le prisonnier de ses prisonniers !

Nous jouissions délicieusement de ce triomphe si inattendu, lorsqu’un matin le capitaine R… apparut tout à coup sur le gaillard d’arrière de son vaisseau, séparé, comme on sait, de notre parc par une haute barrière, et fit appeler un prisonnier français qui remplissait à bord du ponton les fonctions d’interprète. Inutile d’ajouter que les siffleurs s’en donnaient à cœur joie. Cependant bientôt un grand silence se fit, lorsque nous vîmes l’interprète, après avoir eu une assez longue conférence avec le capitaine, se diriger vers nous : nous l’entourâmes aussitôt.

— Camarades, nous dit-il, si mes fonctions d’interprète me forcent à vous traduire les paroles que je suis chargé de vous transmettre, elles ne me contraignent pas à les approuver. Voici la chose : le capitaine demande d’abord à faire la paix avec vous. Seulement quoique ce soit lui qui sollicite la cessation des hostilités, il nous impose les conditions suivantes.

Un grand silence s’établit aussitôt dans notre parc, et l’interprète, après avoir fait une légère pause, afin de donner plus de solennité à la communication qu’il avait à nous soumettre, reprit :

— Voici, messieurs, nous dit-il, les propositions que le capitaine R… désire nous voir accepter, s’engageant, dans le cas d’une soumission complète de notre part, à vivre avec nous en bonne intelligence :

1° Nous nous engagerons sur l’honneur à ne plus essayer aucune tentative d’évasion.

2° Nous cesserons de donner toute marque d’improbation à la vue du capitaine.

3° Nous continuerons à laver le pont.

4° Nous entretiendrons en bon état et nettoierons chaque matin cette petite cabane réservée, que je ne veux pas désigner par son vrai nom. L’interprète allait continuer, mais à ces dernières paroles un cri d’indignation et de rage, poussé spontanément par tous les détenus, lui coupa la parole. Cette insulte éminemment anglaise envers des prisonniers de guerre nous parut si basse et si lâche, nous exaspéra à un tel point, que les soldats de garde crurent prudent de se placer entre le capitaine R… et nous en croisant la baïonnette.

— Je vote pour un concert de sifflets avec accompagnement de grosse caisse ! s’écria un de nos camarades.