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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/37

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renoncer, quelle que fût mon envie, à mon projet, et rester spectateur forcé de ce drame dont le dénouement, que je ne pressentais, hélas ! que trop, ne pouvait tarder à avoir lieu et devait être terrible !

L’état d’insensibilité dans lequel Duvert était tombé avait au moins pour lui cet avantage qu’il l’empêchait d’entendre discuter plus longtemps la façon dont on devait le mettre à mort.

Les prisonniers, excités par la scène de violence qui venait de se passer, avaient perdu tout sentiment d’humanité et toute mesure : les propositions les plus abominables et les plus cruelles, loin de soulever le dégoût, étaient au contraire applaudies avec fureur. Il ne s’agissait plus alors de trouver un moyen qui permît d’assassiner l’infortuné Duvert sans être atteints plus tard par les sévérités de la justice, mais seulement de le faire souffrir le plus possible ! On eût dit une troupe de cannibales en délire.

Avec quelle joie j’eusse consenti en ce moment au sacrifice de toutes mes petites économies pour ne pas être témoin du dénouement sanglant et inévitable qui se préparait ! mais, hélas ! des prisonniers armés de limes et de tronçons de fleuret aiguisés gardaient la porte de sortie, et c’eût été m’exposer à une mort certaine que de vouloir enfreindre leur consigne pour monter sur le pont.

Je voulus alors fermer les yeux et me boucher les oreilles, mais une fatale et invincible curiosité, plus forte que ma volonté, dominant mon émotion et mon dégoût, m’empêcha d’accomplir ce projet ; je restai, la poitrine oppressée et ne respirant plus qu’avec peine, aux derniers rangs des spectateurs.

L’odieuse délibération eut bientôt un terme : il fut décidé à l’unanimité que Duvert mourrait sous le bâton.

Déjà on venait, après l’avoir dépouillé de ses vêtements, de l’attacher solidement à un épontille ; déjà ses exécuteurs improvisés n’attendaient plus, leurs bâtons levés, qu’un signal, lorsqu’un prisonnier qui s’était jusqu’alors signalé par l’atrocité de ses motions sortit de la foule et vint suspendre l’exécution.

— Camarades, s’écria-t-il, lorsque Duvert nous a trahis il jouissait de toute son intelligence et de toute sa raison, tandis que notre châtiment ne s’adresse à présent, pour ainsi dire, qu’à un cadavre. Il faut, pour que justice soit faite, que la punition égale le crime ! Avant de frapper l’espion faisons-le donc revenir à la vie, rendons-lui toute sa connaissance.

Ce raffinement de cruauté enleva la presque unanimité des suffrages, et ces mêmes hommes, qui naguère se ruaient avec un acharnement de bête brute sur Duvert, s’empressèrent aussitôt de le combler de soins. Hélas ! ces soins ne réussirent que trop bien !

Étirant d’abord avec peine ses bras meurtris et soulevant péniblement ses paupières gonflées, l’infortuné nous regarda pendant quelques instants d’un air hébété et hagard ; peu à peu la mémoire lui revint, et poussant un cri terrible d’effroi, car on lui avait ôté son bâillon, il se couvrit vivement les yeux avec les mains.

— Grâce, mes amis, nous dit-il d’une voix suppliante, grâce !… Au nom de votre honneur… ne soyez pas des assassins…

— On n’assassine pas un traître, on le punit ! s’écria un prisonnier.

— Oui, mes amis, reprit Duvert en proie à une terreur qui tenait du délire, je sais que je suis un misérable, un traître, un lâche… que je ne suis plus digne de toucher votre main… que je mérite la mort !… Eh bien ! accordez-moi un répit et je me ferai justice moi-même… je me tuerai plus tard… je vous le promets… je vous le jure… mais avant, voyez-vous, je voudrais pouvoir écrire à ma pauvre vieille mère, la préparer à la nouvelle de ma mort !…

— Une mère ne peut regretter son fils, quand ce fils est devenu un espion ! répondit un prisonnier.

— Duvert veut nous en imposer, camarades, interrompit le matelot Millet, en invoquant le nom de sa mère qui est morte depuis dix ans !

À cette révélation, un hurlement de rage retentit d’un bout à l’autre du faux pont ; et je sentis un frisson courir le long de mon corps, car ce hurlement sauvage et spontané ne me laissait plus aucun espoir.

— Eh bien oui, mes amis, je vous mentais… je n’ai plus de mère, reprit Duvert en se hâtant de reprendre la parole pour gagner du temps ; que voulez-vous ? j’ai peur…

Ce fut un effroyable concert d’injures : les mots les plus méprisants et les plus ignobles se croisèrent de tous les côtés.

Comment expliquer ou comprendre ce phénomène ou ce mystère moral ? Duvert, qui jusqu’alors écrasé par un indicible effroi avait courbé honteusement la tête, sembla retrouver tout à coup et son énergie et sa dignité.

— Messieurs, nous dit-il en nous fixant d’un regard assuré et en changeant complètement et comme par enchantement de contenance, j’ai eu tort et je me repens amèrement d’être descendu jusqu’à la prière… Oui, je suis un traître… Oui, l’amour de la liberté m’a fait oublier tous mes devoirs… Mais je ne suis pas un lâche !… Plusieurs de mes anciens camarades, prisonniers ici en ce moment comme moi, m’ont vu devant l’ennemi et savent que je n’ai jamais été indigne de l’uniforme que je portais ; que, devant le feu, je n’ai jamais ni fermé les yeux, ni courbé la tête ; que, quand le point d’honneur m’a mis l’épée à la main, je n’ai jamais reculé d’une semelle, et suis sorti vainqueur de tous mes duels ! Prenez l’homme le plus brave, le plus intrépide, et mettez-le face à face, au moment où il s’y attend le moins, avec cinq cents furieux qui tous demandent à grands cris sa mort, vous verrez que cet homme faiblira comme j’ai faiblit… Ne vous impatientez pas… Je finis… Un dernier mot. Vous avez une vengeance à accomplir et un exemple à donner, soit ; je me soumets à votre justice… Seulement je trouve que lorsque cinq cents hommes s’acharnent contre un seul, ils deviennent des lâches et restent des assassins ! Ne vous déshonorez donc pas en voulant tous me frapper ! Vous m’avez condamné avec raison, ne gâtez pas votre cause : que l’un de vous me poignarde, et tout sera dit.

Duvert, après avoir prononcé ces paroles avec une énergie et, ma foi, je dois l’avouer, une dignité singulières, se croisa les bras et relevant la tête :

— J’attends, je suis prêt, messieurs, nous dit-il d’une voix calme et assurée.

Un grand silence régnait alors dans le faux pont… Le changement si inattendu et si extraordinaire qui s’était opéré chez Duvert avait causé une telle impression à la foule qu’un moment j’espérai que son audace le sauverait.

— Que pensez-vous, Garneray, de ce misérable ? me demanda un lieutement de vaisseau, M. S…, qui se trouvait près de moi.

— Je pense, monsieur, lui répondis-je, que ce n’est pas un homme ordinaire.

— Je partage votre opinion : il y avait en lui beaucoup d’étoffe ! une seule chose lui manquait : la droiture. Avec de la moralité, il eût pu aller très loin… Pauvre diable ! je lui en veux de la fermeté qu’il vient de montrer, car, en grandissant à mes yeux, il va me rendre plus pénible encore le spectacle de sa mort !

— Ne pourriez-vous pas le sauver, lieutenant ? dis-je vivement à M. S…

— Moi ! êtes-vous fou, Garneray ?

— Mais, lieutenant, que voyez-vous donc d’impossible à cela ? Votre grade et l’estime générale dont vous jouissez à bord de la Couronne vous mettent plus à même que qui que ce soit d’obtenir ce résultat ! Je ne prétends pas que vous réussirez dans cette tentative, seulement je crois que personne ne se trouve plus en position que vous de la mener à bonne fin !… Et puis, voyez, le moment est on ne peut mieux choisi !… Les cris ont cessé, nos compagnons de captivité paraissent plus honteux que colères… Duvert agenouillé prie, sans que personne songe à l’interrompre !… Lieutenant, je vous en conjure, essayez…

— C’est justement ce calme de nos compagnons qui m’épouvante pour Duvert, me répondit M. S…, car il me montre, bien plus que leurs vociférations de tout à l’heure, combien leur résolution est inébranlable et fermement arrêtée…

— Ah ! monsieur, dépêchez-vous, il ne sera bientôt plus temps… Voici Duvert qui se relève…

M. S… resta pendant quelques secondes, cela se devinait sans peine à son air grave et réfléchi, plongé dans une préoccupation profonde, puis m’adressant de nouveau la parole :

— Je n’ai pas attendu votre invitation pour songer à sauver ce misérable, me dit-il vivement ; mais, hélas ! un seul moyen s’est présenté à mon esprit, et ce moyen est pire que la mort…

— Quel est donc ce terrible moyen ?

Le lieutenant S… allait me répondre, lorsque nous vîmes un prisonnier sortir de la foule et s’avancer pâle, mais résolu, et un poignard à la main, vers Duvert : c’était un homme qui acceptait l’office de bourreau.

— Ma foi, les minutes sont comptées, et je ne puis laisser égorger froidement ce pauvre diable, me dit le lieutenant. Dieu, qui lit dans mon cœur, me pardonnera l’affreux moyen que je vais employer ; je n’en vois pas d’autre pour empêcher le crime irréparable qui va s’accomplir.

M. S…, se frayant violemment un passage à travers la foule, s’élança aussitôt entre le condamné et le bourreau.

— Pardon, lieutenant, lui dit ce dernier en essayant de le repousser, nous n’avons déjà que trop tardé, et les Anglais peuvent arriver d’un moment à l’autre…

— Une seconde suffit pour poignarder un homme, s’écria M. S… en s’adressant à la foule surprise de son action, ainsi Duvert ne peut vous échapper ; laissez-moi donc parler !

L’intervention du lieutenant, à laquelle les prisonniers ne s’attendaient pas, me parut causer à la plupart d’entre eux une impression désagréable ; heureusement que plusieurs personnes, mues comme je l’étais moi-même par la pitié, mais qui n’avaient pas osé se mettre en évidence, applaudirent à l’action de S… et crièrent de le laisser parler.

M. S… soutenu par cette minorité, reprit d’une voix claire et assurée :

— Mes amis, dit-il, les craintes que mon action semble vous faire éprouver ne sont nullement fondées ; vous devriez assez me connaître