Aller au contenu

Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/38

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

et par mon passé et depuis que nous vivons ensemble, pour savoir que je ne servirai jamais d’avocat à l’espionnage et à la trahison.

Une triple salve d’applaudissements accueillit ces paroles ; et Duvert qui, à la vue de l’intervention du lieutenant, m’avait paru renaître à l’espoir, reprit son impassibilité première.

— Je vous répète, mes amis, continua M. S… lorsque le silence se fut rétabli, que non seulement je n’excuse pas le crime de ce misérable, mais que j’en suis encore plus indigné que vous ne l’êtes vous-mêmes ; et la preuve, c’est que je repousse, comme une peine trop douce, la mort que vous voulez lui infliger !… Une belle chose vraiment qu’un coup de poignard dans le cœur ! Comme cela va nous venger ! Une souffrance tellement rapide et passagère qu’elle n’existe pour ainsi dire pas, suivie d’un repos éternel ! Mais où voyez-vous donc là une vengeance ou un exemple ? Je n’y vois, moi, qu’un encouragement donné à la trahison !…

Des murmures isolés, bientôt couverts par une approbation énergique et bruyante, accueillirent ces derniers mots ; les murmures provenaient de quelques sous-officiers détenus à bord de la Couronne, qui ne pouvaient voir sans peine un de leurs collègues exciter les déplorables instincts de la foule et plaider en faveur de l’assassinat !

M S… ne parut remarquer ni cette improbation, ni ces encouragements, et il continua du même ton indigné :

— Ce qu’il nous faut, s’écria-t-il, c’est un châtiment terrible, épouvantable, digne du crime commis, un châtiment dont la vue et le souvenir glacent d’effroi les malheureux qui seraient tentés d’imiter Duvert ! N’est-ce pas là votre avis, camarades ?

— Oui, oui, lieutenant ! répondit la presque totalité des prisonniers que renfermait en ce moment le faux pont, vous avez raison. Que faut-il faire ?

— Il faut imiter ce qu’ont fait nos frères du ponton le Sampson, il faut marquer ce misérable Duvert du sceau de l’infamie, de façon que sa vie devienne un intolérable supplice et ne soit plus qu’un long châtiment… car je veux, moi, qu’il vive… Ah ! ne m’interrompez pas, et écoutez-moi… Nous allons écrire, au moyen du tatouage, sur le front du traître, en caractères à tout jamais ineffaçables, les mots suivants : « J’ai vendu mes frères aux Anglais, à bord du ponton la Couronne, le 10 mars 1809. » Puis, ensuite, lui appliquant cinquante coups de corde à dos nu, nous l’exposerons sur le pont, après lui avoir attaché au cou le jugement, écrit en anglais, qui le condamne, et où nos ennemis liront : « C’est ainsi que nous traiterons à l’avenir tous les espions que nous découvrirons parmi nous ! » Voilà, mes amis, ce que je vous propose !… La pâleur et l’émotion actuelles de Duvert, qui naguère, je dois lui rendre cette justice, relevait courageusement la tête devant la mort, vous prouve assez que j’ai touché juste.

En effet, soit que Duvert eût préféré le coup de poignard au tatouage, soit que, grâce à son adresse peu ordinaire et à sa rare présence d’esprit il comprît que pour seconder la généreuse proposition du lieutenant S… il devait en paraître profondément affecté, il n’en est pas moins vrai que ses traits se décolorèrent affreusement et qu’il devint d’une pâleur livide. Cette émotion acheva de décider les prisonniers.

— Oui, oui, le tatouage ! s’écrièrent-ils avec enthousiasme, et vingt bras saisissant Duvert le terrassèrent de nouveau.

— J’ai sauvé la vie de cet homme, vous le voyez, Garneray, me dit le lieutenant S… en revenant me trouver ; mais j’ai dû employer pour cela un épouvantable moyen ! Que Dieu me pardonne ! je n’ai pu éviter un grand crime qu’en le remplaçant par un grand châtiment. J’ai dû faire la part du feu !

Il est peu de lecteurs qui n’aient vu, sur les bras ou sur la poitrine d’anciens soldats ou d’ouvriers, de ces informes et naïfs dessins qui représentent en traits d’un noir ou d’un rouge sale ou même d’un bleu équivoque, soit des cœurs enflammés percés par une flèche, soit des portraits de femme, soit des emblèmes républicains : ces dessins sont produits par le tatouage.

Rien de simple comme le procédé que demande cette opération : quelques aiguilles fines liées ensemble, un peu de poudre à canon et d’indigo ou de vermillon suffisent à la confection de ces beaux chefs-d’œuvre.

Les légendes qui se lisent au bas de ces éloquentes vignettes, telles que : « Caroline, pour la vie ; – Thomas et Pierre, amitié éternelle ; – Vivre libre ou mourir », s’obtiennent à l’aide des mêmes moyens. Cette opération cause à peine au patient une légère douleur et ne demande pas une grande habileté de la part de l’artiste.

Cent prisonniers étaient à même de tatouer Duvert ; seulement il leur fallait pour cela de la poudre à canon, et nous n’en possédions pas un seul grain : ce fut Barclay qui nous procura une cartouche en échange du serment que nous lui fîmes de lui garder le plus inviolable secret sur sa dénonciation.

Cinq minutes plus tard, dans un des coins les plus obscurs du ponton, on voyait s’agiter confusément comme un grand corps noir : c’étaient les prisonniers qui tatouaient Duvert ou qui assistaient à cette opération. Je m’éloignai d’eux le plus que je pus et leur tournai le dos : j’étais fort ému !

Une heure après, un immense cri de joie et de triomphe me fit deviner et m’annonça la fin de l’exécution ; en effet, presque au même instant, je vis passer près de moi l’infortuné Duvert, horriblement défiguré et que cent bras poussaient vers la porte de sortie : le tatouage qui recouvrait son front et ses joues le rendait hideux ! Au reste, il semblait comprendre toute la portée du malheur qui venait de l’atteindre, et apprécier sa triste position, car il chancelait en marchant comme si ses jambes se fussent dérobées sous le poids de son corps, et il baissait humblement la tête ; de grosses larmes s’échappaient de ses yeux : il me fit mal à voir !

À peine fut-il rendu sur le pont que le vaste écriteau attaché à son cou attira l’attention des Anglais qui l’entourèrent avec une vive curiosité et se mirent à lire le contenu du jugement et l’avertissement que nous donnions aux traîtres à venir.

On conçoit que cet événement était trop grave pour être passé sous silence ; le capitaine R… aussitôt prévenu de ce qui venait d’avoir lieu s’empressa de s’approcher de notre parc.

Jamais je n’oublierai la comique expression que présenta la figure de notre geôlier lorsqu’il eut pris connaissance des menaces mentionnées sur l’écriteau : d’un côté, furieux, exaspéré, selon sa constante habitude, contre ces chiens de Français qui avaient osé traiter ainsi son espion ; de l’autre, retenu par la crainte que s’il recommençait les hostilités nous ne l’abandonnassions dans sa querelle contre les fournisseurs, au moment solennel de l’enquête attendue, il ne savait s’il devait nous accabler d’injures ou nous sourire !… On eût dit, que l’on me pardonne cette comparaison en faveur de sa justesse, un cratère de volcan lançant de jolis petits feux de Bengale ! Nous éclatâmes de rire.

Combattu par deux sentiments aussi opposés, le capitaine R…, croyant sortir d’embarras par un moyen terme, se mit à accabler Duvert d’amitiés et de prévenances.

— Venez avec moi, lui dit-il en le prenant, honneur insigne ! par le bras, je ne doute nullement que le Transport-Office, prenant en considération ce que vous avez souffert pour le service de l’Angleterre, ne vous dédommage amplement de cette indignité… L’Angleterre n’abandonne jamais ceux qu’elle emploie.

Le capitaine, après ces paroles d’encouragement pour les espions à venir, s’éloignait avec Duvert, lorsque celui-ci s’arrachant par une brusque secousse du bras de son partner, prit son élan, et franchissant le bastingage, se précipita à la mer.

Un cri terrible, accompagné d’un craquement de planche, retentit aussitôt et nous apprit que le malheureux, au lieu de tomber à l’eau, avait été arrêté dans sa chute par la galerie extérieure qui entourait le ponton.

En effet, cinq minutes plus tard on le portait sanglant sur le pont : par un hasard merveilleux, Duvert, malgré la prodigieuse élévation dont il s’était précipité, n’était pas mort ; il avait les deux jambes cassées.

— Avis aux traîtres et aux espions futurs ! dit une voix pleine et sonore.

Tous les prisonniers battirent des mains et crièrent bravo ! Notre geôlier s’enfuit dans sa cabine. Pour en terminer avec Duvert, car dans ce récit de ma captivité je ne puis guère, et cela s’explique fort aisément, donner que des demi-dénouements, je dois ajouter qu’il guérit de ses blessures et prit du service, ainsi que nous l’apprîmes plus tard, dans l’armée anglaise : j’ignore, en supposant toutefois qu’il ne vive pas encore, ce qui ne serait nullement une chose impossible, car lorsque je le vis à bord de la Couronne il n’était pas de beaucoup plus âgé que moi ; j’ignore, dis-je, quelle fut sa fin.

Je reviens à mon récit. Nous nous attendions, après notre équipée, à un châtiment sévère, mais nos craintes ne se réalisèrent heureusement pas ; une semaine se passa sans que le farouche capitaine R… parût songer à tirer vengeance de la façon dont nous avions traité son espion ; ses hostilités avec les fournisseurs du ponton nous protégeaient, il avait besoin de notre témoignage, et il remettait prudemment à plus tard l’explosion de sa colère.


XIV.


Une gageure – Repas – Nouvelle impudence du colonel – Résignation de Robert – Triomphe inespéré – Désappointement d’une compagnie choisie – Chien avalé


Je venais un matin de monter sur le pont, lorsque je fus surpris de voir des charpentiers occupés à dresser une rangée de gradins dans l’espace compris entre le grand mât et la dunette sur le gaillard d’arrière. Ces gradins, recouverts au fur et à mesure qu’ils s’élevaient de drapeaux de toutes couleurs et abrités par une tente, présentaient un air de fête dont je ne pus me rendre compte. On eût dit un théâtre en plein vent.

— Pourquoi donc ces apprêts ? demandai-je à un charpentier.

By God ! c’est pour recevoir toutes les belles ladies et la haute société de Portsmouth et de Gosport, me répondit-il. Avez-vous donc oublié que c’est aujourd’hui le jour désigné pour la partie de boxe qui doit avoir lieu entre un de vos camarades et le professeur Petit-Blanc ?