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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/39

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— Ah ! mon Dieu ! c’est vrai ! je ne pensais plus à cela ! m’écriai-je avec douleur.

— Ça a l’air de vous contrarier, me dit l’Anglais d’un air joyeux. Le fait est que si le Frenchman en réchappe, il pourra se vanter d’avoir du bonheur !

— Je ne suis pas de votre avis, répondis-je froidement, au contraire ; je trouve moi, que si Petit-Blanc n’a pas les reins cassés, ce sera un miracle !

Indeed ! s’écria l’Anglais, votre camarade sait donc boxer ?

— Il est de première force à cet exercice !

Indeed ! indeed !… Tant mieux ! le combat n’en sera que plus intéressant… Les amateurs de Portsmouth, car on ne parle plus que de cette partie de boxe dans toute la ville, craignaient que Petit-Blanc ne tuât trop vite votre compatriote !… De très forts paris sont même engagés à ce sujet.

— Comment, des paris sont engagés ! Je ne vous comprends pas, expliquez-vous.

— Rien de plus simple. Ces gageures ne portent pas sur la défaite ou sur la mort du Frenchman, car ce sont là des événements que personne ne met en doute, elles ont seulement rapport au nombre de coups de poing qu’il recevra avant de tomber pour ne plus se relever. Les uns parient simple contre triple pour un seul coup de poing, les autres double contre simple pour deux, la plupart à égalité pour trois. Puisque votre camarade sait boxer, dites-vous, moi, je vais parier pour cinq. Le puis-je ? Voyons, ne me trompez pas.

— Voici une guinée, répondis-je en sortant une pièce d’or de ma poche, que je tiens pour mon camarade. Acceptezvous cet enjeu ? Je parie qu’il sera vainqueur !

— Ma foi ! je ne possède pas une aussi forte somme, me dit le charpentier ; sans cela, j’accepterais votre offre de grand cœur. Mais, attendez… peut-être, avec le secours de mes amis, pourrai-je me la procurer…

L’Anglais s’adressant alors à ses compagnons leur exposa l’affaire et la guinée se trouva aussitôt complétée.

— C’est convenu, à tantôt, me dirent alors les ouvriers anglais d’un air moqueur. N’allez pas au moins dépenser votre argent, car nous comptons l’employer à boire un tonneau d’ale en l’honneur du triomphe de Petit-Blanc.

— Ne craignez rien, mes garçons, un Français n’a que sa parole, leur répondis-je en m’éloignant, seulement je vous avertis que si vous attendez pour boire de la bière après la défaite de mon camarade, vos gosiers courent le risque de rester altérés jusqu’au jour du jugement dernier. Ma confiance dans le Breton, confiance, hélas ! que je proclamais bien haut, mais que je n’éprouvais pas dans mon for intérieur, fit beaucoup rire les Anglais. Quant à moi, je m’empressai de me rendre auprès de Robert Lange, que je trouvai dormant encore dans le faux pont.

— Eh bien camarade, lui dis-je en le secouant doucement par le bras, voici donc le grand jour arrivé ?

Le Breton me regarda avec de grands yeux étonnés, puis, d’un ton de doux reproche :

— Ah ! monsieur, me répondit-il, ce n’est pas gentil à vous de m’avoir réveillé ainsi. Je rêvais que j’assistais à une veillée au pays.

— Il s’agit bien de rêver, mon brave Robert ! Voici donc, je vous le répète, le grand jour arrivé. Les ouvriers anglais qui sont en train en ce moment de terminer les préparatifs de cette solennité m’ont appris qu’il n’est plus question dans toute la ville de Portsmouth que de votre lutte avec Petit-Blanc.

— Les imbéciles ! dit doucement Robert Lange en accompagnant cette exclamation d’un mouvement d’épaule plein de mépris, il faut donc qu’ils aient bien du temps à perdre pour qu’ils s’occupent d’une chose si peu intéressante, et que j’avais pour mon compte à peu près oubliée…

— Je ne dois pas vous cacher, Robert, que les Anglais regardent d’avance votre défaite comme un fait accompli… Je viens de parier une guinée pour vous ! Voyons, pensez-vous que vous me la ferez gagner et que nous la mangerons ensemble ? …

— Je pense, camarade, me répondit le Breton avec une franchise empreinte de tristesse, que vous n’avez pas agi en cette circonstance en honnête homme. Que les Anglais parient et spéculent sur ma mort, cela se conçoit, car un pauvre Français prisonnier ne vaut pas même à leurs yeux un cheval ou un coq… Mais que vous, un compatriote, vous jouiez de l’argent sur le plus ou moins de coups de poing que je dois donner ou recevoir… eh bien là, franchement, entre nous et de bonne amitié, je ne trouve pas ça gentil de votre part…

Il y avait tant de douceur et de bonhomie dans la façon dont le Breton m’adressa ce reproche, qu’il me fut droit au cœur.

— Mon bon Robert, lui répondis-je en lui serrant cordialement la main, vous vous méprenez complètement sur ma conduite… Si j’ai parié pour vous, ce n’est certes ni par cupidité ni par intérêt car, à vous parler franchement à mon tour, je n’ose croire à votre triomphe, je n’ai agi ainsi que par amour-propre national et pour ne pas reculer devant l’Anglais.

— Oui, à présent je comprends, me dit le Breton d’un air joyeux. Aussi, je ne m’expliquais pas !… Que je suis donc bête d’avoir eu une pareille idée… Vous m’excusez, monsieur ? je suis bien vexé contre moi… Je vous dois des remerciements…

— Ne parlons plus de cela, Robert, et revenons à votre combat. Comment espérez-vous sortir de cette position difficile ? Si vous refusiez en prétextant, ce qui n’est au reste que malheureusement trop vrai, votre état de faiblesse… cela ne vaudrait-il pas mieux que…

— D’être assommé ! s’écria le Breton avec une vivacité que je ne lui connaissais pas. Non, monsieur, cela ne vaudrait pas mieux. Je suis, autant qu’il est en moi, un bon chrétien qui ne veut de mal à personne, et Dieu m’est témoin que si j’ai souvent défoncé en luttant quelques côtes aux gars dans nos pardons ou nos assemblées, ça n’a jamais été par méchanceté, mais seulement pour l’histoire de se divertir amicalement et de soutenir l’honneur de ma paroisse ! Aujourd’hui, c’est plus ça. Des Anglais qui sont des bourreaux et des damnés veulent pour passer le temps se donner le plaisir de faire abîmer un bon et honnête Breton par un failli chien de païen de moricaud… Ah ! mais minute… faut pas croire parce que le Breton est bon enfant que ce soit une bête !… que par honnêteté il se laissera taper sans se défendre !… et taper, je le répète, par un païen de moricaud en livrée ! Ah ben, ça serait du joli, et les pays ne rageraient pas peut-être !… ils me traiteraient de fainéant et ne voudraient plus parler breton avec moi !… Mille noms de noms… à présent que toutes ces idées me montent au cerveau, la matinée va me sembler diablement longue…

Robert Lange en prononçant ces derniers mots n’était plus reconnaissable : une complète métamorphose s’était opérée en lui : les yeux brillants, les poings crispés, la lèvre supérieure relevée par une expression d’implacable férocité, les yeux injectés de sang, il s’était mis d’un bond sur ses pieds et, se redressant de toute sa hauteur, il semblait chercher son ennemi du regard. Pour la première fois, je songeai que ses camarades avaient peut-être raison de compter sur lui et je ne désespérai plus de l’issue du combat, ayant appris depuis peu que sur dix noisettes il en cassait ordinairement huit ou neuf entre ses doigts.

Privés de toute distraction comme nous l’étions à bord de la Couronne, je laisse à penser au lecteur l’émotion que causait dans le ponton le grand événement qui devait s’accomplir dans la journée. Robert Lange, devenu le héros du moment, était entouré, complimenté, questionné par tous les prisonniers : je dois ajouter que cette popularité bruyante ne semblait plaire que très médiocrement au Breton ; toutefois, comme il était la douceur en personne, il essayait de dissimuler de son mieux l’impatience que lui faisait éprouver cet empressement général et importun dont il se trouvait l’objet.

Ce jour-là, par extraordinaire, le temps était magnifique ; pas un nuage ne tachait l’azur du ciel ! Aussi, à peine notre maigre déjeuner fut-il achevé, nous montâmes tous sur le pont. Quant à moi, quoique ma confiance dans Robert, depuis l’entretien que j’avais eu le matin avec lui, commençât à se former, j’étais bien loin encore d’être sans inquiétude et je réfléchissais de quelle façon je pourrais lui être utile, lorsqu’il me vint une idée que je m’empressai de mettre à exécution. Profitant de la liberté que me donnait ma position d’interprète, je m’en fus trouver le capitaine R… sous un prétexte futile, puis, abordant bientôt le véritable motif de ma visite :

— Puis-je vous demander, capitaine, lui dis-je, à quelle heure doit venir Petit-Blanc ?

— Ah ! ah ! me répondit-il en souriant d’une méchante façon, est-ce que votre camarade se raviserait et aurait peur ! Je dois vous faire observer, et vous allez lui répéter mes paroles, que dans le cas où il se repentirait de son imprudence et voudrait reculer devant le défi de Petit-Blanc, il ne le pourrait plus ! Votre compatriote a reçu déjà deux livres sterling d’arrhes, et cette avance le lie. À présent, un refus de sa part serait considéré à l’égal d’une escroquerie et puni comme tel !… Qu’il y réfléchisse !…

— Mais, capitaine, vous vous trompez du tout au tout sur les intentions de Robert. Il ne m’a chargé d’aucune commission auprès de vous ; c’est moi qui de mon plein gré et sans lui avoir même laissé soupçonner mon intention viens en mon nom vous adresser une prière.

— Voyons cette prière, interprète ; parlez sans crainte, vous connaissez ma bonté.

— J’en appelle, capitaine, à votre justice. Personne ne sait mieux que vous de quelle façon ignoble les fournisseurs en usent à notre égard. Littéralement parlant, nous sommes en train de mourir de faim ! Robert se trouve donc dans un état d’épuisement complet, et je crains que sa faiblesse ne trahisse sa bonne volonté et son courage. Ne pourriez vous donc pas, vous qui êtes la bonté et la justice mêmes, ordonner qu’on lui serve un bon repas ?

— Je ne puis faire droit à votre demande. Ce serait trahir la confiance et l’amitié que veut bien me porter le colonel.

— Nullement, capitaine ; le bon repas que je réclame pour Robert, en lui remontant le moral et en lui rendant momentanément une partie de ses forces, ne ferait que rendre le triomphe de Petit-Blanc plus complet et plus éclatant. Il est incontestable que si mon camarade succombe au premier coup de poing, toutes les sympathies des spectateurs