Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/61

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sterling à cet agent de police improvisé. Les guets-apens auxquels ces règlements ont donné lieu sont innombrables : je crois rester plutôt en deçà qu’au-delà de la vérité en évaluant à au moins deux mille le nombre de Français qui ont été tués ou blessés dans le commencement de leur mise en vigueur. Quant aux récréations que le gouvernement anglais nous permet de prendre, elles consistent tout bonnement dans la peinture et la lecture.

« Des prisonniers français ayant voulu se livrer, dans plusieurs cautionnements, à leur goût pour les arts, c’està-dire former des concerts entre eux et élever de petits théâtres, le Transport-Board s’est empressé de leur ordonner de fermer les lieux de leurs assemblées, sous prétexte que ces réunions, dans lesquelles les habitants du pays étaient admis, formaient des liaisons entre les deux nations et corrompaient les mœurs. Voilà, mon cher camarade, la façon dont nous sommes traités dans les cautionnements. Vous voyez que vous n’avez pas à vous réjouir autant que vous le croyiez d’abord de votre sortie des pontons.

Ces renseignements que me donnait mon voisin de lit, un jeune enseigne de vaisseau, loin d’être exagérés, ne comprenaient au contraire qu’une faible partie des vexations et des souffrances que nous avions à supporter de la part des Anglais !

Je m’arrangeai dans la journée avec une vieille femme, propriétaire d’une maison toute délabrée qui touchait presque à celle où je demeurais, pour la location d’une chambre située sous les combles et dont je fis mon atelier. Quelque misérable que fût mon installation à terre, elle était encore si confortable et si magnifique en comparaison de ma petite cabine sur la Vengeance que je me trouvai fort heureux.

Pendant les quatre premiers mois de mon séjour à terre, c’est-à-dire jusqu’au printemps de l’année 1812, je ne cessai de travailler avec ardeur à la peinture, et le temps passa pour moi d’une façon assez rapide.

Je prenais mon mal en patience, je faisais de mon mieux pour éloigner de mon esprit la pensée de la France qui me poursuivait sans cesse, lorsque arriva un fatal événement qui changea tout à fait ma position.

Un matin qu’il faisait, chose assez rare en Angleterre, un fort beau temps, nous projetâmes, trois prisonniers, M. S…, capitaine de corvette ; M. V…, major de dragons, et moi, d’aller déjeuner à une ferme située sur la grande route, à environ un mille du cautionnement, et nous nous mîmes de suite en chemin.

Il était près de dix heures, et comme le soleil dardait en plein sur nous, nous résolûmes de couper, par un de ces chemins de piéton si communs en Angleterre, à travers un champ, de façon à abréger de moitié la route qu’il nous restait à parcourir.

En m’amusant à franchir un large fossé, je retombai si malheureusement sur une pierre que je crus m’être cassé le pied ; heureusement qu’il n’en était rien : je me l’étais seulement foulé, et même foulé fort légèrement.

J’étais donc en arrière de trois ou quatre cents pas de mes compagnons lorsqu’il me sembla entendre tout à coup pousser des cris de détresse… Hélas ! je ne me trompais pas. Voici ce qui était arrivé : un paysan, occupé à couper une haie, ayant aperçu mes deux compagnons, s’était jeté brutalement sur eux avec sa serpe à la main, et avait très grièvement blessé au bras le major V… qui, n’ayant aucun moyen de se défendre, s’était mis à appeler au secours.

Le capitaine de corvette S…, qui parlait quelque peu l’anglais, s’était empressé de se jeter entre l’infortuné major et l’assassin pour essayer de faire entendre raison à ce dernier. Cette intervention lui coûta, hélas ! bien cher. Le paysan, brandissant sa serpe ensanglantée, se précipita sans vouloir entendre aucune explication sur M. S…, lui assena avec son arme deux terribles coups sur la tête et le jeta mourant à ses pieds.

Ce fut alors que, tournant un buisson qui m’avait jusqu’alors masqué cette hideuse scène d’assassinat, j’aperçus la position critique dans laquelle se trouvaient mes deux compagnons. Dire le désespoir et la fureur que me causa la vue de ce lamentable spectacle me serait impossible : je suis persuadé qu’en ce moment j’eusse volontiers donné dix ans de ma vie pour posséder une arme et pouvoir venger mes compagnons.

Au cri de rage que je poussai l’assassin m’aperçut, et me menaçant de sa serpe il se mit à courir vers moi. Je me croyais perdu, lorsque j’aperçus fixé en terre un bâton noueux qui servait à soutenir l’angle d’une haie. M’en emparer et m’élancer, en le faisant tournoyer, vers le paysan anglais, fut pour moi l’affaire de quelques secondes. J’étais dans un tel état d’exaspération que je ne sentais plus ma foulure au pied, et que ce bâton, quoiqu’il fût assez lourd, ne pesait pas plus dans ma main qu’une tige de paille.

Aussi lâche que cruel, le paysan, voyant que non seulement je ne prenais pas la fuite devant lui mais qu’au contraire je courais à sa rencontre, me tourna les talons et, avec une agilité qui ne prouvait guère en faveur de son courage, il ne tarda pas à mettre entre nous deux une telle distance que je dus renoncer à l’espoir de venger mes infortunés compagnons.

Ma position était fort délicate : laisser là MM. S… et V… pour aller chercher des secours, n’était-ce pas les exposer à subir de nouveau la fureur du monstre qui venait de les frapper ; d’un autre côté, rester près d’eux pour les garder, en attendant que quelque passant voulût bien aller prévenir nos amis du cautionnement, cela m’était impossible, car les deux malheureux perdaient leur sang en telle abondance qu’il n’y avait pas une minute à perdre pour leur porter secours et arrêter le progrès de l’hémorragie.

Inquiet et indécis, je ne savais où donner de la tête, lorsque je vis accourir plusieurs passants armés de fourches et de fusils ; je ne doutai