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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/62

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nullement, en apercevant à leur tête l’assassin de mes compagnons, qu’ils ne vinssent pour achever sa sanglante besogne ; je crois encore aujourd’hui que telle était leur intention ; mais à la vue des deux infortunés étendus dans une mare de sang et ne donnant plus signe de vie, ils furent pris de pitié et renoncèrent à leur homicide projet.

En peu de mots je les mis au courant du terrible drame qui achevait de se passer, et bientôt, je dois leur rendre cette justice, ils joignirent leurs reproches aux imprécations que j’adressais au cruel assassin qui, tremblant comme un lâche et se tenant derrière ses compagnons, ne quittait pas des yeux le bâton dont je m’étais armé.

Improvisant un brancard avec leurs fourches, les Anglais déposèrent sur cette espèce de civière les corps inanimés en apparence de MM. S… et V…, et prirent, chargés de ce triste fardeau, le chemin du cautionnement. L’assassin suivit pendant quelques instants ce funèbre cortège avec instance, puis haussant enfin les épaules d’un air de mépris il s’en fut tranquillement reprendre son travail interrompu et couper sa haie.

L’impression que produisit notre arrivée au cautionnement fut moins grande que je ne m’y attendais. Les prisonniers français étaient tellement habitués à de semblables catastrophes qu’ils n’y prenaient pour ainsi dire plus garde.

Cette fois cependant cet assassinat avait été commis avec un tel raffinement de cruauté, la conduite des victimes l’avait si peu motivé, le prétexte invoqué était si futile et si peu plausible, que quand on connut toutes les circonstances de cet attentat une grande indignation se manifesta dans tout le cautionnement. Les officiers les plus élevés en grade se réunirent aussitôt et rédigèrent en français séance tenante une vigoureuse protestation au gouvernement anglais.

Restait à traduire cette pièce, et le colonel Lejeune m’ayant désigné comme très capable de remplir ce travail on me le confia, en me priant de le terminer le plus tôt possible. Je me mis de suite à l’œuvre, et en une heure il fut terminé.

J’allais le porter au conseil des officiers lorsqu’un gros homme, que je pris d’abord à sa mise pour un marchand, entra tout à coup dans ma chambre.

À cette manière brusque et sans façon de se présenter, je fronçais déjà les sourcils car j’étais, le lecteur le concevra sans peine, fort mal disposé en ce moment pour les Anglais, lorsque l’inconnu, prenant précipitamment la parole :

— Monsieur, me dit-il, j’apprends que vous êtes chargé de traduire une plainte que vos camarades comptent adresser au gouvernement anglais et livrer à la publicité de la presse. Croyez-moi, ce travail offre pour vous beaucoup de danger, et vous agiriez avec prudence en le laissant de côté.

— Qui êtes-vous, monsieur, m’écriai-je, pour venir ici espionner ma conduite et me donner des conseils ? Probablement quelque mouchard attaché au Transport-Board ?

— Cela pourrait être, me répondit froidement l’inconnu en accompagnant ces paroles d’un sourire faux et méchant ; et alors vous auriez tort de vous exprimer comme vous le faites.

— Vous vous trompez, monsieur l’espion ! je ne viole en rien les règlements en traduisant cette pétition, et je ne vois pas à quelle peine je m’expose et quel danger je cours en disant qu’un mouchard est un être vil, méprisable et immonde, qu’un honnête homme ne doit jamais laisser séjourner chez soi !…

À cette réponse que j’accompagnai d’un geste de bras fort significatif en montrant du doigt le chemin de la porte, l’inconnu resta impassible et, d’un air glacial, se contenta de me dire :

— Oui ou non, traduirez-vous cette réclamation ?

— J’ignore, je vous le répète, qui vous êtes, et de quel droit vous m’interrogez ; mais peu m’importe. Oui, je traduirai cette réclamation.

L’inconnu me tourna alors les talons et s’en fut comme il était entré, c’est-à-dire sans m’adresser ni un salut ni un mot de politesse.

Quant à moi, je m’empressai d’aller porter mon travail aux officiers qui l’attendaient. Je sortais du conseil lorsqu’une jolie petite Anglaise, nommée Mary, âgée au plus de douze ans et dont j’avais fait le portrait, me tira doucement par la manche de ma redingote en passant près de moi, et mettant rapidement son doigt sur sa bouche pour me recommander le silence, me fit un léger signe de tête qui signifiait fort clairement que j’eusse à la suivre. Je m’empressai, assez inquiet de cet air de mystère, de marcher derrière ma jolie petite conductrice que je vis, après une course de deux ou trois minutes, entrer dans une misérable chaumière isolée, située à l’extrémité du village. Je pénétrai presque en même temps que Mary dans la cabane.

— Mon pauvre monsieur, me dit alors vivement une vieille femme, la grand’mère de Mary, que je trouvai dans la pièce d’entrée, les moments sont précieux pour vous ; je vais droit au fait. J’ai appris tout à l’heure par hasard en entendant la conversation de deux constables qu’il est question de vous arrêter ! Or, comme vous avez toujours été bien bon pour nous et que vous nous avez, pour rien, fait le portrait de Mary, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de vous prévenir du danger qui vous menaçait, et j’ai envoyé à votre recherche ma petite fille, avec ordre de vous amener ici… Voyez le parti que vous voulez prendre.

— Merci mille fois pour cet avertissement, bonne femme, lui dis-je, croyez que je n’oublierai jamais cette preuve de bonté de votre part… Quant au parti que je dois prendre, je n’en vois qu’un seul, c’est d’avoir recours à la fuite. Merci encore et adieu !

Je mis alors une guinée dans la main de la petite fille, puis je me hâtai de regagner mon atelier.

Après avoir retiré mon or et les billets de banque d’une cachette où je les avais enfouis pour les mettre à l’abri de la mauvaise foi et de la cupidité anglaises, j’en bourrai une ceinture de cuir que je m’étais procurée aux pontons et qui ne me quittait jamais puis, ayant brûlé quelques lettres et certains papiers, je refermai mon atelier et me rendis sans perdre de temps chez un enseigne de vaisseau, que je savais posséder une excellente paire de pistolets de poche anglais.

Je le trouvai heureusement chez lui, et l’ayant mis en peu de mots au courant de ma position, je le priai de vouloir bien me céder, au prix qu’il lui conviendrait de fixer, sa paire de pistolets.

— Ma foi, je ne demande pas mieux, me répondit-il. La possession de ces armes, qui peuvent horriblement me compromettre et ne me sont d’aucune utilité, pèse depuis longtemps sur mon repos. Je suis d’autant plus ravi de trouver une occasion de m’en défaire avec avantage que je manque complètement d’argent en ce moment… Mes pistolets m’ont coûté six livres sterling. Si ce prix vous convient…

— C’est une affaire conclue, mille remerciements, voici les six livres.

Je serrai les pistolets qui étaient tout chargés dans mes poches puis, donnant une poignée de main à l’enseigne, je m’éloignai sans vouloir écouter ses remontrances, et pris la route de la campagne.

À mille pas environ du village, je me cachai dans un fossé recouvert par une haie vive, et persuadé que l’on n’irait pas me chercher aussi près du cautionnement je résolus d’attendre là la tombée de la nuit.

L’expérience me montra bientôt que cette précaution n’était pas inutile : je vis passer plusieurs agents de police qui s’étaient mis à ma poursuite, et ne se doutaient certes pas qu’en doublant le pas pour m’atteindre, ils me laissaient derrière eux.

Quoique admirablement caché par la haie qui recouvrait le fossé au fond duquel j’étais blotti, ce ne fut pas sans un certain plaisir que je vis la nuit remplacer le jour.

Vers les neuf ou dix heures du soir, il me sembla entendre le bruit produit par une voiture roulant avec rapidité. Je sortis aussitôt de ma cachette et me mis à marcher au milieu de la grande route d’un pas ordinaire et tranquille, ainsi qu’un paisible piéton.

Dix minutes plus tard la voiture arriva devant moi ; je reconnus une diligence et je m’empressai d’appeler le cocher, qui s’arrêta aussitôt.

Une seule place était vacante dans l’intérieur ; je la pris, trop heureux de ne pas me trouver en outside, c’est-à-dire en dehors, ou sur ce que nous appelons en France la banquette ou l’impériale, car l’outside était encombré de voyageurs et j’aurais couru le risque d’y trouver quelque connaissance.

Dire que je n’éprouvai pas une certaine émotion lorsque, m’étant assis à la place qui m’était assignée, le conducteur referma la portière sur moi, serait mentir ; j’étais au contraire très ému. Peu à peu cependant je me remis en voyant que mes trois compagnons de route, car l’intérieur des diligences anglaises ne contenait à cette époque que quatre voyageurs, ne faisaient aucune attention à moi. À mon côté était assis un homme qui semblait dormir ; sur la banquette opposée à la mienne se trouvaient deux femmes. Au premier relais où nous arrivâmes, mon voisin se réveilla, et m’adressant la parole contrairement à l’usage anglais, me mit dans un grand embarras. Ne pas répondre était évidemment une maladresse ; oui, mais si en parlant j’allais trahir par mon accent ma nationalité ! Je ne savais que faire et que résoudre, lorsqu’une des femmes, dont la voix douce et mélodieuse me fut droit au cœur, prit la parole et répondit en mon lieu et place à mon interlocuteur.

En moins de cinq minutes, j’appris que je me trouvais avec le père, la mère et la fille ; que le père était un ministre protestant, la mère une grande nullité, et la jeune demoiselle une pauvre enfant pleine d’esprit et de grâce que l’on conduisait pour être institutrice dans la famille d’un pair d’Angleterre. Craignant d’être pris de nouveau à partie je feignis alors de m’endormir profondément.

Que l’on juge de la poignante émotion que je dus éprouver lorsque j’entendis tout à coup le ministre protestant dire à sa fille :

— Faites-moi souvenir, Flora, de m’informer au premier relais si le prisonnier qui s ’est évadé et que 1 ’on poursuit a été repris par la justice. Je donnerais volontiers une couronne pour que cela fût.

— Ne parlez point ainsi, mon bon père, je vous en supplie, répondit la jeune fille. Pourquoi désirer la mort de son semblable ?

— Les Français, Flora, ne sont point nos semblables ! s’écria d’un ton rogue le ministre ; ce sont des fanatiques qui obéissent servilement à la cour de Rome et reconnaissent la monstrueuse autorité du pape, tandis que nous, nous sommes des hommes sensés qui n’obéissons qu’à la voix de la raison. Oui, certainement, je le répète, je désire vivement que le Français qui s’est évadé, en manquant ainsi à sa parole, tombe entre les mains de la police qui le cherche.