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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/68

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passage, c’est que nous comptons, grâce à notre habileté et à notre prudence, aborder en France sans nous exposer au moindre danger.

— Eh bien ! tant mieux ; puissiez-vous dire vrai !

— Seulement, ce n’est pas tout que d’être prudent et expérimenté, il faut encore que ceux à qui l’on a affaire nous aident dans nos desseins et nous secondent dans nos intentions… Pouvons-nous compter sur vous ?

— Mon cher Jeffries, permettez-moi de vous avouer que je trouve toutes ces paroles bien oiseuses !… Il est, pardieu, parfaitement clair, et je ne vois pas trop quel motif a pu vous inspirer cette question, que, nos intérêts se trouvant confondus et les mêmes, vous pouvez compter entièrement sur notre concours dans tout ce qui regardera le salut commun.

— Très bien ! très bien !… Ne vous impatientez pas, j’arrive au fait. Or j’ai pensé, et mes compagnons partagent mon avis, que par surcroît de prudence vous feriez bien de changer tous les quatre de vêtements afin que les croiseurs anglais qui nous rencontreront, une fois le jour venu, ne vous reconnaissent pas pour des Français…

— Je vous avouerai que je ne comprends pas trop l’opportunité de cette mesure, car nous commencerons par nous cacher ; et si des croiseurs nous approchent d’assez près pour pouvoir remarquer la coupe et la forme de nos vêtements, je crois que nous serons pris. Enfin, si vous tenez absolument à ce déguisement, je ne vois pas trop pourquoi nous vous refuserions ce léger plaisir.

— Voilà ce qui s’appelle parler en brave et loyal garçon, me dit Jeffries : je compte sur votre parole, c’est une affaire entendue…

— Mais à propos, par quels vêtements remplacerons-nous les nôtres ?

— Je m’attendais à cette question, et je suis prêt à y répondre. Le coffret de l’embarcation qui nous sert de cabinet de toilette contient toute notre garde-robe, que nous mettons à votre disposition !… Seulement, ajouta Jeffries, je vous crois trop gentlemen pour vouloir, après surtout que nous nous sommes montrés si coulants en affaire avec vous, user nos effets sans nous payer une petite indemnité ?

— Ah ! très bien, je commence à comprendre. Et à combien estimez-vous cette indemnité ?

— Au plus juste prix. Que vous faut-il ? Des souliers : quatre paires, dix livres sterling ; des chapeaux, six livres ; des vestes, quarante livres ; des pantalons, vingt livres ; des cravates, cinq livres !… Total, quatre-vingt-une livres sterling, que, vu l’intérêt que nous inspire votre position, nous réduirons à quatre-vingts livres… Ce marché ne peut manquer de vous convenir, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous ?

— Je pense, généreux Jeffries, que vous plaisantez avec une grâce infinie. Votre histoire des croiseurs qui viendront reconnaître la coupe de nos vêtements, et le tarif des prix auxquels vous cotez nos travestissements me semblent dénoter en vous un caractère jovial et plein de ressources contre l’ennui… Merci du bon moment que vous venez de me faire passer.

— Monsieur le Français, s’écria Jeffries d’un ton menaçant, je n’aime pas la raillerie, je vous en préviens !

— Quoi ! vous voudriez me persuader que vous avez parlé sérieusement ? Mais non, vous plaisantez encore…

— J’ai parlé si sérieusement, chien de Français, s’écria le smuggler avec véhémence, que si vous ne nous comptez pas de suite, à l’instant même, les quatre-vingt-une livres que j’exige, nous vous ferons sauter par-dessus bord…

— Vous vous trompez du tout au tout, mon aimable Jeffries, répondis-je au bandit toujours avec le même sang-froid.

— C’est ce que nous allons voir. À moi, mes compagnons ! dit alors le smuggler en s’élançant vers moi. J’aperçus, à la clarté de la lune, briller une lame de couteau dans sa maIn.

Me levant alors de toute ma hauteur et présentant mes pistolets aux bandits :

— Un pas de plus et vous êtes morts ! leur dis-je.

— À la vue de mes pistolets dirigés sur eux les smugglers s’arrêtèrent brusquement.

Jeffries poussa un cri de rage.

— Ah ! vous ne vous attendiez pas à cette surprise, leur dis-je, chers et estimables assassins, sachez que comme on connaît les saints on les honore !… J’étais trop au courant de vos exploits pour m’embarquer avec vous sans prendre mes précautions… Vous êtes quatre et j’ai quatre coups à tirer ! Vous voyez que votre expédient du gin ne vous a pas réussi et que cela ne vous a servi de rien de griser mes camarades, car je suis parfaitement en état de vous tenir tête en attendant leur réveil…

— Vos chiens de camarades ne se réveilleront pas de longtemps, me dit Jeffries qui reprit presque aussitôt son sang-froid et son impudence, car j’ai fait mêler une certaine drogue à leur gin… Au reste, vous verrez…

À cet aveu, j’éprouvai une vive tentation de faire feu sur le misérable ; mais je réfléchis que si je le manquais, et cela pouvait fort bien avoir lieu par l’obscurité qui nous enveloppait et le roulis de notre embarcation, ils se jetteraient tous les quatre à la fois sur moi et parviendraient peut-être à me désarmer. Je jugeai que ce que j’avais de plus prudent à faire était de me mettre en avant de mes compagnons et d’attendre le jour.

Il paraît que Jeffries devina ma pensée ; m’adressant de nouveau la parole d’un air moqueur :

— Il faudra bien, misérable, me dit-il, que vous finissiez par succomber au sommeil à votre tour ! alors vrai, là, sur l’honneur, nous vous enverrons par-dessus bord causer avec les poissons au fond de la mer !

Sans perdre des yeux une seule seconde les smugglers placés à l’avant de l’embarcation, je me mis à frapper rudement du pied sans pouvoir parvenir à réveiller mes compagnons étendus au fond de l’embarcation. À peine pus-je leur arracher quelques paroles incohérentes.

Je me croyais, ayant mes ennemis devant moi, à l’abri de toute surprise, ne songeant pas que je tournais le dos au smuggler qui se tenait à la barre.

Ah ! combien je devais payer cher mon imprudence ! Le jour ne pouvait tarder à paraître, cette idée soutenait mon courage et me faisait envisager ma position avec une certaine résignation, lorsque je crus remarquer que Jeffries et ses compagnons quittaient leurs places sur l’avant.

— Jeffries, m’écriai-je, prenez garde à ce que vous allez faire ! Je vous rappelle que je vous surveille et que je suis prêt à tout…

— Votre position est trop bonne pour que je songe à en venir aux mains, me répondit le smuggler ; je crois que ce que nous aurions de mieux à faire serait de nous entendre. J’ai peut-être été un peu dur et exigeant dans mes prétentions… eh bien, voyons, mettons chacun du nôtre dans une nouvelle transaction, et terminons ce différend…

— Quoique je ne vous craigne nullement, je préfère cependant me résigner à un léger sacrifice pécuniaire que d’en arriver aux voies de fait… Je conviens que les dix livres sterling que nous vous payons par tête ne représentent pas une somme suffisante… Voulez-vous que nous la portions à quinze livres ?

— Voilà qui est parler en vrai gentleman, me répondit le contrebandier. J’accepte de grand cœur et je vous jure sur mon honneur qu’à partir de ce moment je renonce à toute autre exigence et vous prie de me considérer comme votre sincère ami.

— Très bien, Jeffries ; je suis charmé de n’être plus forcé d’avoir à vous brûler la cervelle ! À présent que la paix est faite, apprenez-moi donc, je vous en prie, quelle drogue vous avez mêlée au gin que mes camarades ont bu, et dites-moi comment je pourrais les faire revenir.

— C’est… une certaine qualité… d’un poivre tout particulier de Cayenne… Quant au moyen de leur rendre la connaissance, je n’en sais pas de meilleur que de les inonder d’eau fraîche.

— C’est vrai. J’aurais dû songer plus tôt à cela… Je vais essayer.

En effet, je remplis à plusieurs reprises mon chapeau goudronné d’eau de mer, et j’en versai le contenu sur le visage de mes camarades qui commencèrent aussitôt à sortir de leur sommeil léthargique.

Voyant que le conseil de Jeffries amenait d’heureux résultats, je me penchais de nouveau en dehors de l’embarcation, mon chapeau à la main pour puiser de l’eau de mer, lorsque je reçus un coup tellement violent sur la tête et sur l’épaule que je tombai au fond du canot en poussant un cri de détresse. Presque au même instant je sentis comme un poids qui m’écrasait la poitrine, et je vis passer devant mes yeux, ainsi qu’un éclair, la lame brillante d’un couteau.

J’avais par bonheur conservé un pistolet dans ma main gauche. J’appuyai instinctivement sur la gâchette de mon arme, un jet de flamme brilla dans la nuit, et le contrebandier qui m’avait frappé en traître, celui-là même qui se tenait à la barre, et auquel je ne songeais pas, tomba sur moi sans pousser un cri : il était mort, la balle de mon pistolet lui avait fracassé le crâne.

— À moi… Mercadier… Vidal… mes amis… on m’assassine ! m’écriai-je, puis je perdis connaissance. Lorsque je revins à moi il faisait grand jour.

Un lugubre spectacle s’offrit à ma vue. Dans le fond de l’embarcation inondée de sang gisaient deux cadavres, celui de Jeffries et du contrebandier sur qui j’avais tiré.

Mon compagnon Lebosec, couché à mes côtés, était d’une pâleur extrême et semblait prêt à rendre le dernier soupir ; il avait reçu un coup de coutelas qui lui avait ouvert une partie de l’épaule et de la poitrine.

— Eh bien, Garneray, me dit Mercadier qui soutenait ma tête sur ses genoux, comment vous trouvez-vous ?

Je fus quelque temps avant de pouvoir répondre, car j’étais encore tellement étourdi que je ne me rendais qu’imparfaitement compte et de ce qui se passait autour de moi et des paroles qui m’étaient adressées. Enfin, reprenant peu à peu l’usage de mes sens :

— J’ai été rudement atteint, lui dis-je ; mais je ne me crois pas dangereusement blessé.

— Oh ! ce ne sera rien ! un violent coup de bâton, une grande perte de sang, on n’en meurt pas ! Vraiment, nous sommes bien coupables,