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Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/18

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révolutionnaire dans des conditions difficiles, et mes premières pensées se reportent sur une sorte de duel systématiquement entretenu entre la détresse et l’orgueil. Issu d’une vieille maison bretonne ruinée, je trouvais la souffrance assise à notre foyer, et je chauffais les bancs d’un collège communal où j’étais, selon toutes les vraisemblances, appelé à terminer une éducation fort incomplète.

Je n’avais, pour agrandir l’horizon de mes espérances et de mes pensées, que les illusions d’une tendre mère, car mon père ayant repris du service après sa rentrée de l’émigration se trouvait alors prisonnier de guerre en Allemagne, et c’était sur elle seule que portait le poids alors si lourd des devoirs domestiques. Sa préoccupation dominante était d’élever l’âme de son fils au-dessus du niveau de la mauvaise fortune, et pour atteindre ce but constant de ses efforts, elle prenait des moyens parfois un peu singuliers : elle avait imaginé, par exemple, de m’apprendre à lire dans l’Histoire de Bretagne des Bénédictins, et me donnait une petite récompense chaque fois que, dans ces gros in-folios, je parvenais à découvrir et à déchiffrer le nom d’un de mes ancêtres. Lorsque plus tard je regardais avec quelque tristesse les vides nombreux laissés dans notre rentier de famille, elle me mettait sous les yeux ma généalogie, affirmant que les quartiers de celle-ci étant plus nombreux que les vides de celui-là, je n’éprouverais plus tard aucune difficulté pour les combler, pronostic que l’événement n’a pas du tout confirmé.