Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/19

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Les grandes scènes de la Terreur formaient la matière habituelle de nos entretiens du soir. Ma mère me racontait sa vie dans la prison de Quimper, où ma sœur au berceau passa ses deux premières années. Elle me disait ses mortelles tristesses lorsqu’elle rentra dans son habitation dévastée, me montrant, magnifique d’éloquence, les matelas de son lit transpercés par les baïonnettes, lors des visites ordonnées par le district afin de rechercher mon père émigré ; elle me révélait les cachettes où les prêtres célébraient les divins mystères pour de rares fidèles placés comme eux sous une menace de mort, et sa parole émue encadrait pour moi d’une radieuse auréole ces lieux sanctifiés par tant de larmes.

Mais de quelque amour que j’entourasse l’habitation dont les vieux bois abritèrent mes premiers rêves, une attraction irrésistible vers l’inconnu me poussait à me dégager de l’air dont la pesanteur m’étouffait : j’aspirais à Paris de toutes les puissances de ma jeune âme. M’y envoyer terminer une éducation dont j’avais pris en aversion les méthodes et les instruments, tel était le vœu de ma mère comme le mien. Mais si naturel qu’il fût de le former, ce souhait-là restait fort difficile à accomplir, car nos revenus couvraient à peine nos charges, obstacle péremptoire qui disparut par un événement des plus imprévus.

J’ouvre ici une parenthèse afin de conseiller à ceux qui doutent de l’action incessante de la Providence, de l’étudier empiriquement, dans une sphère restreinte, en observant sans parti pris cette action-là dans ce qui