Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

principal grief contre les temps nouveaux, c’était l’insolente prétention de placer des renommées nouvelles à côté des divinités de l’Olympe philosophique dont il était demeuré le gardien jaloux. Tout confit dans les souvenirs de sa jeunesse, il traversait le dix-neuvième siècle sans lien avec ses contemporains, et ne voulant prendre au sérieux ni leurs œuvres, ni leurs intérêts, ni leurs luttes. Je lui ai entendu dire plus d’une fois que nos querelles politiques, dont il avait le plus parfait dédain, finiraient comme les débats de sa jeunesse entre l’école musicale de Gluck et celle de Piccini.

Réfugié à Paris depuis l’époque de la Terreur, et longtemps caché dans un faubourg reculé, il avait mené sans bruit et sans scandale une existence de vieux garçon, ne connaissant qu’un ennemi, l’ennui qui l’éprouvait souvent dans l’uniformité de sa vie à peu près solitaire. Il entretenait une correspondance régulière avec le club international des échecs, passait ses journées au café de la Régence, à suivre des parties d’échecs, ou bien à contempler les prouesses, au billard, de Maingo et autres joueurs alors fameux. Il s’endormait le soir sur la Quotidienne les pieds dans les chaudes pantoufles que lui préparait sa gouvernante Rabet, et ne recevait guère, dans le joli petit appartement qu’il habitait alors, rue de Tournon, que deux ou trois chevaliers de Saint-Louis, ses anciens camarades au régiment de Conti. C’étaient de vieux débris de la guerre de Sept Ans, assez disposés à placer la bataille de Hastenbeck à côté de la bataille d’Austerlitz,