Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/24

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monde que pour conserver sa santé. Il termina en m’invitant à visiter les curiosités de la capitale sans me faire écraser par les voitures. Muni de ces solides instructions, je fus installé dans ma chambrette et je reçus pour mot d’ordre d’être exact aux repas, de rentrer sans bruit et surtout de ne pas m’exposer, en traversant le salon, à déranger l’échiquier que mon oncle tenait constamment en bataille contre ses adversaires d’Angleterre ou de Hollande.

Ce fut ainsi que je me trouvais lancé comme un esquif sans boussole sur cet océan dont je ne soupçonnais encore ni les orages ni les écueils. J’arpentais Paris du matin au soir, sans guide et à peu près sans but, un vieillard s’en remettant à la sagesse d’un enfant du soin de chercher à tout hasard des moyens d’instruction qu’un bon collège aurait pu seul lui procurer.

Lorsque j’évoque, après un demi-siècle, ces souvenirs au milieu desquels se dressent d’ardentes images, et que je me représente, dans mon inexpérience absolue, conduit au port par le flot même qui semblait devoir m’en écarter, je m’incline, les yeux pleins de larmes, sous la main qui m’a visiblement préservé. Appelé à Paris par la voie la plus inattendue, je m’y suis vu protégé d’une manière plus providentielle encore. La logique a été complètement mise en défaut, comme on va le voir, car le milieu qui pouvait être le plus redoutable écueil de ma vie morale fut pour moi la cause déterminante de la plus salutaire évolution.