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peut pas preceder l’existence de sa memoire. L’organe qui lui est propre ne se developpa dans ma tête que huit ans, et quatre mois après ma naissance : ce fut dans ces momens là que mon ame commença à être susceptible d’impressions. Comment une substance immaterielle qui ne peut nec tangere nec tangi puisse l’être, il n’y a point d’homme qui soit en état de l’expliquer.

Une philosophie consolante d’accord avec la religion pretend que la dépendance de l’ame des sens, et des organes n’est que fortuite, et passagere, et qu’elle sera libre, et heureuse quand la mort du corps l’aura affranchie de leur pouvoir tyrannique. C’est fort beau ; mais religion à part, ce n’est pas sûr. Ne pouvant donc me trouver dans la certitude parfaite d’être immortel qu’apres avoir cessé de vivre, on me pardonnera, si je ne suis pas pressé de parvenir à connoitre cette verité. Une connoissance qui coute la vie coute trop cher, en attendant j’adore Dieu me defendant toute action injuste, et abhorrant les hommes injustes, sans cependant leur faire du mal. Il me suffit de m’abstenir de leur faire du bien. Il ne faut pas nourrir les serpens.

Devant dire quelque chose aussi de mon temperament, et de mon caractere, l’indulgent entre mes lecteurs ne sera ni le moins honête, ni le plus depourvu d’esprit.

J’ai eu tous les quatre temperamens : le pituiteux dans mon enfance ; le sanguin dans ma jeunesse, puis le bilieux, et enfin le melancolique, qui apparament ne me quitera plus. Conformant ma nouriture à ma constitution, j’ai toujours joui d’une bonne santé ; et ayant appris que ce qui l’altere est toujours l’excès soit de nouriture, soit d’abstinence, je n’ai jamais eu autre medecin que moi même. Mais j’ai trouvé l’abstinence beaucoup plus dangereuse. Le trop donne une indigestion ; mais le trop peu donne la mort.

Aujourd’hui, vieux comme je suis, j’ai besoin, malgré l’excellence de mon estomac, de ne manger qu’une fois par jour, mais ce qui me dédommage de cette privation est le doux someil, et la facilité avec la quelle je couche sur du papier mes raisonnemens sans avoir besoin ni de paradoxes, ni d’entortiller sophismes sur sophismes faits plus