Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
6 VI
[7v]


pour me tromper moi même que mes lecteurs, car je ne pourrois jamais me determiner à leur donner de la fausse monnoye, si je la connoissois pour fausse.

Le temperament sanguin me rendit tres sensible aux attraits de toute volupté, toujours joyeux, et empressé de passer d’une jouissance à l’autre, et ingenieux à en inventer. De là vint mon inclination à faire de nouvelles connoissances, autant que ma facilité à les rompre, quoique toujours avec connoissance de cause, et jamais par legereté. Les defauts du temperament sont incorrigibles, parceque le temperament même est indépendant de nos forces ; mais le caractere est autre chose. Ce qui le constitue est le cœur, et l’esprit ; et le temperament y ayant tres peu d’influence, il s’ensuit qu’il depend de l’education, et qu’il est susceptible de corrections, et de reforme.

Je laisse à d’autres à decider si le mien est bon ou mauvais, mais tel qu’il est il se laisse facilement voir sur ma physionomie à tout connoisseur. Ce n’est que là que le caractere de l’homme est un objet de la vue, car c’est son siege. Observons que les hommes qui n’ont pas de physionomie, et dont le nombre est tres grand, n’ont pas non plus ce qu’on appelle un caractere. Par consequent la diversité des physionomies sera égale à la diversité des caracteres.

Ayant reconnu que dans toute ma vie j’ai agi plus en force du sentiment, que de mes réflexions, j’ai decidé que ma conduite a plus dépendu de mon caractere que de mon esprit après une longue guerre entr’eux, dans la quelle alternativement je ne me suis jamais trouvé ni assez d’esprit pour mon caractere, ni assez de caractere pour mon esprit. Brisons la dessus, car c’est le cas que si brevis esse volo obscurus fio. Je crois que sans blesser la modestie je peux m’approprier ces paroles de mon cher Virgile :

Nec sum adeo informis : nuper me in littore vidi
Cum placidum ventis staret mare.

Cultiver les plaisirs de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire : je n’en ai jamais eu de plus importante. Me sentant né pour le sexe different du mien, je l’ai toujours aimé, et je m’en suis fait aimer tant que j’ai pu. J’ai aussi aimé la bonne table avec transport, et passionément tous les objets faits pour exciter la