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memoires paroitront je ne serai plus. Je ne peux me figurer sans horreur de contracter quelqu’obligation avec la mort que je deteste. Heureuse, ou malheureuse, la vie est le seul tresor que l’homme possede, et ceux qui ne l’aiment pas n’en sont pas dignes. On lui prefère l’honneur, parceque l’infamie la fletrit. Si dans l’alternative on se tue, la philosophie doit se taire. O mort ! Cruelle loi de la nature, que la raison doit reprouver, car elle n’est faite que pour la détruire. Ciceron dit qu’elle nous delivre des peines. Ce grand philosophe enregistre la dépense, et ne met pas en ligne de compte la recette. Je ne me souviens pas, si quand il écrivoit ses Tusculanes, sa Tulliole étoit morte. La mort est un monstre qui chasse du grand théatre un spectateur attentif avant qu’une piece qui l’interesse infiniment finisse. Cette seule raison doit suffire pour la detester.

Dans ces memoires on ne trouvera pas toutes mes aventures. J’ai omis celles qui auroient deplu aux personnes qui y eurent part, car elles y feroient mauvaise figure. Malgré cela on ne me trouvera par fois que trop indiscret ; et j’en suis faché. Si avant ma mort je deviens sage, et si je suis à tems, je brulerai tout. Je n’en ai pas la force actuellement.

Ceux aux quels je paroitrai trop peintre là oû je conte en detail certaines avantures amoureuses auront tort à moins qu’ils ne me trouvent mauvais peintre. Je les prie de me pardonner, si ma vieille ame est reduite à ne pouvoir plus jouir que par reminiscence. La vertu sautera tous les tableaux qui pourront l’alarmer ; et je suis bien aise de lui donner cet avis dans cette preface. Tant pis pour ceux qui ne la liront pas. La preface est à un ouvrage ce que l’affiche est à une comedie. On doit la lire.

Je n’ai pas écrit ces memoires pour la jeunesse qui pour se garantir des chutes a besoin de la passer dans l’ignorance ; mais pour ceux qui à force d’avoir vecu sont devenus insusceptibles de seduction, et qui à force d’avoir demeuré dans le feu sont devenus Salamandres. Les vraies vertus n’étant qu’habitudes, j’ose dire que les vrais vertueux sont les heureux qui les exercent sans se donner la moindre peine. Ces gens là n’ont point d’idée de l’intollerance. C’est pour eux que j’ai écrit.

J’ai écrit en françois, et non pas en italien parceque la langue françoise est plus repandue que la mienne. Les puristes qui trouvant