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L’après diner, étant avec lui sur le Maschio (Donjon--commentaire de l’auteur) du Fort, je lui fis observer une gondole à deux rames qui s’acheminoit à la petite porte. Après y avoir adressé la lunette d’approche, il me dit que sa femme venoit le voir avec sa fille. Nous allames à leur rencontre.

J’ai vu une dame qui pouvoit avoir merité d’être enlevée, et une grande fille de quatorze à seize ans, qui me parut une beauté d’une nouvelle espece. D’un blond clair, des grands yeux bleux, nez aquilin, et belle bouche entrouverte, et riante qui comme par occasion laissoit voir les bords de deux rateliers superbes blancs comme son teint, si l’incarnat n’eut empeché d’en voir toute la blancheur. Sa taille à force d’être fine paroissoit fausse, et son cors tres large en haut laissoit voir une table magnifique ; où on ne voyoit que deux petits boutons de rose isolés. C’étoit un nouveau genre de luxe étalé par la maigreur. Extasié dans la contemplation de cette charmante poitrine tout à fait demeublée, mes yeux insatiables ne pouvoient s’en detacher. Mon ame lui donna dans l’instant tout ce qu’on lui desiroit. J’ai elevé les yeux au visage de la demoiselle, qui avec son air riant paroissoit me dire vous verrez ici dans une année ou deux tout ce que vous imaginez.

Elle étoit elegamment parée à la mode de ce tems là, en grand panier, et dans le costume des filles nobles qui n’ont pas encore atteint l’age de la puberté ; mais la jeune comtesse y étoit deja. Je n’avois jamais regardé la poitrine d’une fille de condition avec moins de menagement : il me sembloit qu’il m’étoit plus que permis de regarder un endroit où il n’y avoit rien, et qui en fesoit pompe.

Les discours en alleman entre madame, et monsieur ayant cessé, mon tour vint. Il me presenta dans les termes les plus