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Je me suis vite habillé etonné de ne plus voir les deux femmes, et effrayé de voir le vieillard qui ne donnoit le moindre signe de vie. J’ai fait voir à F. Steffano une meurtrissure sur la tempe du defunt : il me dit qu’en tout cas il ne l’avoit pas tué exprès. Mais je l’ai vu furieux lorsqu’il trouva vide son batticulo. J’en fus enchanté. Ne voyant plus les deux carognes, j’ai cru qu’elles étoient allées chercher main forte, et que nous allions avoir des malheurs tres serieux ; mais quand j’ai vu le batticulo pillé j’ai connu qu’elles étoient parties pour n’etre pas obligées à nous rendre compte du vol. Je l’ai cependant si bien sollecité lui representant le danger dans le quel nous étions que nous partimes. Ayant trouvé un voiturier qui alloit à Foligno je l’ai persuadé à saisir cette occasion pour nous eloigner de là, et ayant mangé là un morceau à la hâte nous montames dans une autre qui nous mit à Pisignano, où un bienfaicteur nous logea tres bien, et où j’ai bien dormi delivré de la crainte d’etre arreté.

Le lendemain nous arrivames de bonne heure à Spoleti, où ayant deux bienfaicteurs il voulut les honorer tous les deux. Après avoir diné chez le premier qui nous traita en princes, il voulut aller souper, et coucher chez l’autre. C’etoit un riche marchand de vin, dont la nombreuse famille étoit toute gentille. Tout seroit allé bien, si le fatal moine qui avoit dejà trop bu chez le premier bienfaicteur, n’eut fini de s’enivrer chez le second. Ce scelerat croyant de plaire à cet honete homme, et à sa femme disant du mal de celui où nous avions diné, il dit des mensonges que je n’ai pas eu la force de souffrir. Lorsqu’il osa dire qu’il avoit dit que tous ses vins etoient frelatés, et qu’il etoit voleur, je lui ai donné un dementi formel l’appelant scelerat. L’hote, et l’hotesse me calmerent me disant qu’ils connoissoient les personnes ; et m’ayant jeté la serviette au nez quand je l’ai appelé detracteur, l’hote le prit avec douceur, et le mena dans une chambre où il l’enferma. Il me conduisit dans une autre.

Le lendemain de bonne heure j’etois disposé à partir tout seul, lorsque le moine, qui avoit digeré son vin, vint me dire que nous devions pour l’avenir vivre ensemble en bons amis. Pliant à ma destinée, je suis allé avec lui à Soma, où la maitresse de l’auberge, qui étoit une rare beauté, nous logea donna à diner. Elle nous donna du vin de Chypre que les courriers de Venise lui portoient pour les excellentes trufles qu’elles leur donnoit, et qu’à leur retour ils portoient à Venise. En partant j’ai laissé à cette excellente femme une portion de mon cœur ; mais que devins-je, lorsque