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voir venir. La fourberie est vice ; mais la ruse honnête n’est autre chose que la prudence de l’esprit. C’est une vertu. Elle ressemble, il est vrai, à la friponnerie, mais il faut passer par là. Celui qui ne sait pas l’exercer est un sot. Cette prudence s’appelle en grec cerdaleophron. Cerda veut dire Renard.

Après avoir vu le palais, nous allons à l’auberge. Le grec me mene dans sa chambre, où il ordonne à l’hôte de preparer la table pour deux. Dans la chambre voisine il avoit des grands flacons remplis de muscat, et quatre remplis de Mercure, dont chacun en contenoit dix livres. Ayant dans ma tete mon projet ebauché, je lui demande un flacon de Mercure pour ce qu’il valoit, et je le porte dans ma chambre. Il sort pour ses affaires, me disant que nous nous reverrions à l’heure de diner. Je sors aussi, et je vais acheter deux livres et demi de plomb, et autant de Bismuth. Le droguiste n’en avoit pas d’avantage. Je retourne dans ma chambre, je demande à l’hote des grands flacons vides, et je fais mon amalgamation.

Nous dinons gayement, et le grec est enchanté de voir que je trouve son muscat de Cerigo exquis. Il me demande en riant pourquoi j’avois acheté un flacon de son Mercure, et je lui repons qu’il pourroit le voir dans ma chambre. Il y vient, il voit le Mercure divisé en deux bouteilles, je demande un chamois, je le fais passer, je lui remplis son flacon, et je le vois surpris d’un quart de flacon de beau Mercure qui me restoit, outre une egale quantité de metal en poudre qu’il ne connoissoit pas, et qui étoit le bismuth. J’accompagne son etonnement d’un éclat de rire. J’appelle le garçon de l’auberge, et je l’envoye avec le Mercure qui me restoit chez le droguiste pour qu’il le lui vende. Il revient ; et il me donne quinze carlins.

Le grec tout ebahi me prie de lui rendre son même flacon qui étoit là tout plein, qui coutoit soixante Carlins, et d’un air riant je le lui rens le remerciant de m’avoir fait gagner quinze Carlins. Je lui dis en même tems que le lendemain de bonne heure je devois partir pour Salerne. Nous souperons donc, me dit il, encore ensemble ce soir.

Nous passons tout le reste de la journée au Vesuve, et nous ne parlons jamais du Mercure ; mais je le voyois pensif. Pendant notre souper, il me dit en riant que je pourrois m’areter encore le lendemain pour gagner quarante cinq carlins sur les autres trois flacons de Mercure qu’il avoit là. Je lui repons d’un air noble, et serieux que je n’en avois pas besoin, et que je n’en avois augmenté une que pour le divertir avec une agréable surprise — Mais, me dit il, vous devez être riche — Non, car je suis après à l’augmentation de l’or, et cela nous coute beaucoup — Vous êtes donc plusieurs ? — Mon oncle, et moi — Qu’avez vous besoin d’augmenter l’or ? L’augmentation du Mercure doit vous suffire. Dites moi je vous