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prie, si celui que vous avez augmenté est susceptible d’une egale augmentation. — Non. S’il en étoit susceptible ce seroit une immense pepiniere de richesse — Cette sincerité de votre part m’enchante.

À la fin du souper, j’ai payé l’hote, le priant de me faire trouver le matin de bonne heure une voiture à deux chevaux pour Salerne. Remerciant le grec pour l’excellent muscat, je lui ai demandé son adresse à Naples, lui disant qu’il me verroit dans quinze jours, car je voulois absolument acheter un baril de son Cerigo. Après l’avoir cordialement embrassé, je suis allé me coucher assez content d’avoir gagné ma journée ; et point surpris que le grec ne m’eut pas fait la proposition de lui vendre mon secret. J’etois sûr qu’il y penseroit toute la nuit, et que je le reverrois à la pointe du jour. En tout cas j’avois assez d’argent pour aller jusqu’à la Tour du Grec ; et là la Providence auroit eu soin de moi. Il me paroissoit impossible de pouvoir aller à Martorano en demandant l’aumone, puisque tel que j’étois je n’excitois pas à pitié. Je ne pouvois interesser que les prevenus que je ne me trouvois pas dans le besoin. Cela ne vaut rien pour un vrai gueux.

Le grec, comme je l’avois esperé, vint dans ma chambre à l’aube. Nous prendrons, lui dis-je, du caffè ensemble — Dites moi, monsieur l’abbé, si vous me vendriez votre secret ? — Pourquoi pas ? Quand nous nous reverrons à Naples — Pourquoi pas aujourd’hui ? — On m’attend à Salerne ; et encore le secret coute beaucoup d’argent, et je ne vous connois pas — Ce n’est pas une raison, puisque je suis assez connu ici pour payer comptant. Combien en voudriez vous ? — Deux mille oncas1 — Je vous les donne : sous condition que je ferai moi même l’augmentation des trente livres que j’ai ici avec la matiere que vous me nommerez, et que j’irai acheter moi même — Cela ne se peut pas, car ici cette matiere ne se trouve pas ; mais on en a à Naples tant qu’on veut — Si c’est un metal, on en trouvera à la Tour du grec. Nous pouvons y aller ensemble. Pouvez vous me dire ce que l’augmentation coute ? — Un et demi pour cent ; mais etes vous connu aussi à la Tour du Grec ? Car je serois faché de perdre mon tems — Votre incertitude me fait de la peine.

Il prend alors la plume, il écrit ce billet, et il me le donne « A vue. Payez au porteur cinquante onces en or, et mettez les sur mon compte. Panagiotti Rodostemo. Al signor Gennaro di Carlo »

Il me dit qu’il demeuroît à deux cent pas de l’auberge, et il m’excite à y aller en personne. J’y vais sans façon, je reçois cinquante onces, et retournant dans ma chambre, où il m’attendoît, je les lui mets sur la table. Je lui dis alors de venir avec moi à la Tour du Grec, où nous finirions tout après nous être engagés tous les deux par des écritures reciproques. Ayant ses chevaux, et sa voiture, il fait atteler, me disant noblement de ramasser les cinquante onces.

  1. 1 Monnoie qui vaut 14 pauls. (note de l’auteur)