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vivant après. Sa femme, d’un air faché, dit à D. Antonio, que la maladie de son mari lui étant connue, il auroit pu lui epargner cette farce : il lui répondit qu’il ne pouvoit pas deviner que la chose fut risible : je ne disois rien, car dans le fond je trouvois cette reconnoissance tres comique. Quand D. Gennaro devint calme, D. Antonio, sans descendre de son serieux, m’invita à diner avec le jeune Palo qui étoit devenu mon ami inseparable.

La premiere chose, que mon digne cousin fit, à mon arrivée chez lui, fut de me montrer son arbre genéalogique, qui commençoit par un D. Francisco frere de D. Jouan. Dans le mien que je savois par cœur, D. Jouan, dont je venois en droite ligne étoit né posthume. Il se pouvoit qu’il eut eu un frere de Marc-Antoine ; mais quand il sut que le mien commençoit par D. Francisco aragonais qui existoit à la fin du quatorzieme siecle, et que par consequent toute la genéalogie de la maison illustre des Casanova de Saragosse devenoit la sienne, il en fut si ravi qu’il ne savoit plus que faire pour me convaincre que le sang qui circuloit dans ses veines étoit le mien.

Le voyant curieux de savoir par quelle aventure j’étois à Naples, je lui ai dit qu’ayant embrassé l’état d’ecclesiastique après la mort de mon pere, j’allois chercher fortune à Rome. Quand il me presenta à sa famille il me parut de n’être pas bien reçu de sa femme ; mais sa fille jolie, et sa niece encore plus jolie m’auroient facilement fait croire à la fabuleuse force du sang. Il me dit après diner que la duchesse del Bovino s’etant montrée curieuse de savoir qui étoit cet abbé Casanova, il se feroit un honneur de me presenter au parloir en qualité de son parent.

Comme nous étions tête à tête, je l’ai prié de me dispenser, n’etant equipé que pour mon voyage. Je lui ai dit que je devois menager ma bourse pour ne pas arriver à Rome sans argent. Charmé d’entendre cette raison, et convaincu de sa validité, il me dit qu’il étoit riche, et que je devois sans nul scrupule lui permettre de me conduire chez un tailleur. Il m’assura que personne n’en sauroit rien, et qu’il resteroit tres mortifié, si je me refusois au plaisir qu’il desiroit. Je lui ai alors serré la main, lui disant que j’étois pret à faire tout ce qu’il vouloit. Il me conduisit donc chez un tailleur qui me prit toutes les mesures qu’il ordonna ; et qui me porta le lendemain chez D. Gennaro tout ce qui m’étoit necessaire pour comparoitre au plus noble des abbés. D. Antonio arriva après, resta à diner chez D. Gennaro, puis il me conduisit chez la duchesse avec le jeune Palo. Pour me gracieuser à la napolitaine, elle me tutoya au premier abord. Elle étoit avec sa fille qui avoit dix à douze ans, tres jolie, et qui quelques années après devint duchesse de Matalona. Elle me fit present d’une tabatiere d’ecaille