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avec de la lumiere, je me procure des faveurs d’importance. La foible resistance m’enhardit. Ayant peur de perdre un tems precieux ; je m’incline, et pour serrer le cher objet entre mes bras, je me laisse tomber sur lui. Les planches qui soutenoient le matelat se derangeant, le lit precipite. L’avocat frappe, la sœur se leve, ma déesse me prie de la laisser, je dois ceder à ses prieres, je vais à tâton à la porte, disant à l’avocat que le ressort étant tombé je ne pouvois pas l’ouvrir. Il redescend pour aller chercher la clef. Les deux sœurs en chemise etoient derriere moi. Esperant d’avoir le tems de finir, j’allonge mes bras ; mais me sentant rudement repoussé je m’aperçois que ce devoit être sa sœur. Je me saisis de l’autre. L’avocat étant à la porte avec un clavier, elle me prie au nom de Dieu d’aller me coucher, car son mari, me voyant dans l’état epouvantable où je devois etre, devineroit tout. Sentant mes mains poisseuses, j’entens tres bien ce qu’elle vouloit me dire, et je vais vite dans mon lit. Les sœurs se retirent aussi dans le leur ; et l’avocat entre.

Il va d’abord dans le cabinet pour les rassurer ; mais il eclate de rire quand il les voit enfoncées dans le lit tombé. Il m’excite à aller les voir, et comme de raison je m’en dispense. Il nous conte que cet alarme venoit de ce qu’un detachement allemand avoit surpris les troupes espagnoles qui étoient là, et qui à cause de cela decampoient. Dans un quart d’heure il n’y eut plus personne, et le silence succeda à tant de confusion. Après m’avoir fait compliment sur ce que je n’avois pas bougé de mon lit, il vint se recoucher.

J’ai attendu sans dormir la pointe du jour pour descendre, me laver, et changer de chemise. Quand j’ai vu l’etat dans le quel j’etois j’ai admiré la presence d’esprit de mon amour. L’avocat auroit deviné tout. Non seulement ma chemise, et mes mains étoient souillées, mais, je ne sais pas comment, mon visage aussi. Helas ! il m’auroit jugé coupable, et je ne l’etois pas tout à fait. Cette camisade est sur l’histoire ; mais elle ne fait pas mention de moi. Je ris toutes les fois que je la lis sur l’elegant de Amicis, qui ecrivit mieux que Saluste.

La sœur de ma divine boudoit au caffè ; mais sur la figure de l’ange que j’aimois, je voyois l’amour, l’amitié, et la satisfaction. C’est un grand plaisir que celui de se sentir heureux ! Peut on l’être sans le sentir ? Les théologiens disent qu’oui. Il faut les envoyer paitre. Je me voyois possesseur de D.a Lucrezia, c’est ainsi qu’elle s’appeloit, sans avoir rien obtenu. Ses Ni ses yeux, ni le moindre de ses gestes me desavouoit quelque chose. Nos rires avoient pour pretexte l’alarme des espagnols ; mais ce n’étoit que l’incident inconnu à elle même.

Nous arrivames à Rome de tres bonne heure. À la Tour, où nous avons mangé une omelette, j’ai fait à l’avocat les plus tendres caresses ; je l’ai appelé papà, je lui ai donné cent baisers ; et je lui ai predit la naissance d’un garçon, obligeant sa femme à lui jurer qu’elle le lui donneroit. Après cela j’ai dit tant de jolies choses à la sœur de mon adorée qu’elle dut me