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pardonner le precipice du lit. En les quittant je leur ai promis une visite le lendemain. On m’a descendu à une auberge près de la place d’Espagne, d’où le voiturier les a conduits à leur maison à la Minerve.

Me voila donc à Rome bien en equipage, assez pourvu d’argent, bien en bijoux, assez pourvu d’experience, avec des bonnes lettres de recommandation, parfaitement libre, et dans un age où l’homme peut compter sur la fortune, s’il a un peu de courage, et une figure qui previenne à sa faveur ceux qu’il approche. Ce n’est pas de la beauté ; mais quelque chose qui vaut mieux, que j’avois, et que je ne sais pas ce que c’est. Je me sentois fait pour tout. Je savois que Rome étoit la ville unique, où l’homme, partant du rien, etoit souvent monté tres haut ; et il n’est pas etonnant que je crusse en avoir toutes les qualités requises : mon garant étoit un amour propre effrené, dont l’inexperience m’empechoit de me méfier.

L’homme fait pour faire fortune dans cette ancienne capitale de l’Italie doit être un Camaléon susceptible de toutes les couleurs que la lumiere réflechit sur son atmosphere. Il doit être souple, insinuant, grand dissimulateur, impénétrable, complaisant, souvent bas, faux sincere, fesant toujours semblant de savoir moins de ce qu’il sait, n’ayant qu’un seul ton de voix, patient, maitre de sa physionomie, froid comme glace lorsqu’un autre à sa place bruleroit ; et s’il a le malheur de ne pas avoir la religion dans le cœur, il doit l’avoir dans l’esprit, souffrant en paix, s’il est honnête homme, la mortification de devoir se réconnoitre pour hypocrite. S’il abhorre cette fiction, il doit quitter Rome, et aller chercher fortune en Angleterre. De toutes ces qualités necessaires, je ne sais pas si je me vante, ou si je me confesse, je ne possedois que la seule complaisance, qui, étant isolée, est un defaut. J’étois un étourdi interessant, un assez beau cheval d’une bonne race, non dressé, ou mal, ce qui est encore pire.

J’ai d’abord porté au pere Georgi la lettre de D. Lelio. Ce savant moine possedoit l’estime de toute la ville. Le pape avoit pour lui une grande consideration, parceque n’étant pas ami des jesuites, il ne se masquoit pas. Les jesuites d’ailleurs se croyoient assez forts pour le mepriser.

Après avoir attentivement lu la lettre, il me dit qu’il étoit prêt à être mon conseil, et que par consequent il ne tiendroit qu’à moi de le rendre responsable que rien ne m’arriveroit de sinistre, car avec une bonne conduite l’homme n’a point de malheurs à craindre. M’ayant interrogé de ce que je voulois faire à Rome, je lui ai répondu que ce seroit lui qui me le diroit — Cela peut être. Venez donc chez moi souvent, et ne me cachez rien, rien, rien