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qu’on mangeoit gras, malgré que ce fut un samedi ; mais à Rome plusieurs surprises ne me durerent que huit jours. Il n’y a point de ville chretienne catolique au monde, où l’homme soit moins gené en matiere de religion qu’à Rome. Les romains sont comme les employés à la ferme du tabac, aux quels il est permis d’en prendre gratis tant qu’ils veulent. On y vit avec la plus grande liberté, à cela près, que les ordini santissimi sont autant à craindre que l’étoient les lettres de cachet à Paris avant l’atroce revolution.

1743Ce fut le lendemain premier d’octobre de l’année 1743 que j’ai enfin pris la resolution de me faire raser. Mon duvet étoit devenu barbe. Il me parut de devoir commencer à renoncer à certains privileges de l’adolescence. Je me suis habillé à la romaine en tout point, comme le tailleur de D. Antonio avoit voulu. Le pere Georgi me parut fort content, quand il me vit habillé ainsi. Après m’avoir fait prendre avec lui une tasse de chocolat, il me dit que le cardinal avoit été prevenu par une lettre du même D. Lelio, et que S. E. me recevroît vers midi à villa Negroni où il se promeneroit. Je lui ai dit que je devois diner chez M. Vivaldi, et il me conseilla d’aller le voir souvent.

À villa Negroni, d’abord que le cardinal me vit, il s’arreta pour recevoir la lettre, se separant de deux personnes qui l’accompagnoient. Il la mit dans sa poche sans la lire. Après avoir passé en silence deux minutes qu’il passe employa à me regarder, il me demanda si je me sentois du gout pour les affaires politiques. Je lui ai répondu que jusqu’à ce moment là je ne m’avois decouvert que des gouts frivoles, et que partant je n’oserois lui répondre que du plus grand empressement que j’aurois à executer tout ce que S. E. m’ordonneroit, s’il me trouvoit digne d’entrer à son service. Il me dit alors d’aller le lendemain à son hotel parler à l’abbé Gama, au quel il communiqueroit ses intentions. Il faut, me dit il, que vous vous appliquiez bien vite à apprendre le françois. C’est indispensable. Après m’avoir demandé comment D. Lelio se portoit, il me laissa, me donnant sa main à baiser.

De là je suis allé à Campo di fiore, où D. Gaspar me fit diner en compagnie choisie. Il etoit garçon, et il n’avoit autre passion que celle de la litterature. Il aimoit la poesie latine plus encore que l’italienne, et son favorit étoit Horace que je savois par cœur. Après diner, il me donna cent ecus romains pour le compte de D. Antonio Casanova. Après m’avoir fait signer la quittance, il me dit que je lui ferois un vrai plaisir toutes les fois que j’irois le matin à sa biblioteque prendre du chocolat avec lui.

En partant de sa maison, je suis allé à la Minerve. Il me tardoit de voir la surprise de D. Lucrezia, et d’Angelica sa sœur. Pour trouver sa maison j’ai demandé où demeuroit D. Cicilia Monti. C’etoit sa mere.

J’ai vu une jeune veuve qui paroissoit sœur de ses filles. Elle n’a pas eu besoin que je m’annonçeasse, car elle m’attendoit. Ses filles vinrent, et leur abord m’amusa un moment, car je ne leur paroissois pas le même. D. Lucrezia me presenta sa sœur cadette qui n’avoit qu’onze ans, et son frere abbé qui en avoit quinze joli au possible.