Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/272

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
199 203
[135v]

J’ai gardé un maintien fait pour plaire à la mere : modestie, respect, et demonstrations du plus vif interest que tout ce que je voyois devant moi devoit m’inspirer. L’avocat arriva, et, surpris de me trouver tout nouveau, fut flatté que je me souvinsse de lui donner le nom de pere. Il entama des propos pour rire ; et je les ai suivis, mais tres eloigné de leur donner le vernis de gayeté, qui nous fesoit tant rire dans la voiture. Il me dit qu’en me fesant la barbe je l’avois donnée à mon esprit. D. Lucrezia ne savoit que juger de mon changement d’humeur. J’ai vu arriver sur la brune des femmes ni belles ni laides, et cinq ou six abbés tous faits pour être étudiés. Tous ces messieurs ecouterent avec la plus grande attention tout ce que j’ai dit, et je les ai laissés maitres de leurs conjectures. D. Cicilia dit à l’avocat qu’il etoit bon peintre ; mais que ses portraits n’etoient pas ressemblans : il lui repondit qu’elle ne me voyoit qu’en masque, et j’ai fait semblant de trouver sa raison mortifiante. D. Lucrezia dit qu’elle me trouvoit absolument le même, et D. Angelica soutint que l’air de Rome donnoit aux etrangers absolument une autre apparence. Tout le monde applaudit à sa sentence, et elle rougit de plaisir. Au bout de deux quatre heures je me suis evadé ; mais l’avocat me courut après pour me dire que D. Cicilia desiroit que je devinsse l’ami de la maison, maitre d’y aller sans étiquète à toutes les heures. Je suis retourné à mon auberge, desirant d’avoir plu autant que cette compagnie m’avoit enchanté.

Le lendemain, je me suis presenté à l’abbé Gama. C’etoit un portugois, qui montroit quarante ans, jolie figure qui affichoit la candeur, la gayeté, et l’esprit. Son affabilité vouloit inspirer la confiance. Sa langue, et ses manieres étoient telles qu’il auroit pu se dire romain. Il me dit avec des phrases sucrées, que S. E. elle meme avoit donné des ordres à son maitre d’Hotel pour ce qui regardoit mon logement dans le palais. Il me dit que je dinerois, et souperois avec lui à la table de la secretererie, et qu’en attendant que j’eusse appris la langue françoise, je m’exercerois sans me gener à faire des extraits de lettres qu’il me donneroit. Il me donna alors l’adresse du maitre de langue au quel il avoit deja parlé. C’etoit un avocat romain nommé Dalacqua, qui demeuroit positivement vis à vis du palais d’Espagne.

Après cette courte instruction, et m’avoir dit que je pouvois compter sur son amitié, il me fit conduire chez le maitre d’hotel, qui après m’avoir fait signer mon nom au bas d’une feuille d’un grand livre remplie d’autres noms, il me donna d’avance comme appointemens de trois mois soixante ecus romains en billets de banque. Il monta ensuite avec moi au troisieme etage suivi d’un estaffier pour me conduire à mon appartement. C’etoit une antichambre suivie d’une chambre avec alcove cotoyée de cabinets, le tout meublé tres proprement. Après cela nous sortimes ; et le domestique me donnant la clef me dit qu’il viendroit me servir tous les matins. Il me conduisit à la porte pour me faire connoitre au portier. Sans perdre alors le moindre tems, je suis allé à mon auberge pour faire porter au palais d’Espagne tout mon petit equipage. C’est toute l’histoire de ma subite installation dans une maison où j’aurois faite une grande fortune ayant une conduite que tel que j’etois je ne pouvois pas avoir. Volentem ducit, nolentem trahit.