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baiser : il la retira me serrant contre son sein, et se detournant pour ne pas me laisser voir ses larmes.

J’ai diné à l’hotel d’Espagne à coté de l’abbé Gama à une table de dix à douze abbés ; car à Rome tout le monde est, ou veut être abbé. N’étant defendu à personne d’en porter l’habit, tous ceux qui veulent être respectés le portent, la noblesse exceptée, qui n’est pas dans la carriere des dignités ecclesiastiques. À cette table, où je n’ai jamais parlé à cause du chagrin que j’avois, on a attribué mon silence à ma sagacité. L’abbé Gama m’invita à passer la journée avec lui ; mais je m’en suis dispensé pour aller écrire mes lettres. J’ai passé sept heures à écrire à D. Lelio, à D. Antonio, à mon jeune ami Palo, et à monseigneur de Martorano, qui me repondit de bonne foi qu’il auroit bien voulu être à ma place.

Amoureux de D. Lucrezia, et heureux, l’action de la quitter me sembloit la plus noire de toutes les perfidies. Pour faire le pretendu bonheur de ma vie à venir, je commençois par être le bourreau de l’actuelle, et l’ennemi de mon cœur : je ne pouvois reconnoitre cette verité que devenant un vil objet de mepris au tribunal meme de ma raison. Je trouvois que le P. Georgi me defendant cette maison n’auroit pas dû me dire qu’elle étoit honete : ma douleur auroit été moindre.

Le matin du lendemain l’abbé Gama me porta un grand livre rempli de lettres ministerielles, que, pour m’amuser, je devois compiler. En sortant je suis allé prendre ma premiere leçon de françois ; puis ayant intention d’aller me promener, en traversant strada condotta, je me suis entendu appeler dans un caffè. C’étoit l’abbé Gama. Je lui ai dit à l’oreille que Minerve m’avoit defendu les caffès de Rome. Minerve, me répondit il, vous ordonne d’en gagner une idée. Assoyez vous près de moi.

J’entens un jeune abbé qui conte à haute voix un fait vrai, ou controuvé, qui attaquoit directement la justice du saint pere ; mais sans aigreur. Tout le monde rit, et lui fait eco. Un autre interrogé pourquoi il avoit quité le service du cardinal B., répond parceque l’eminence pretendoit de n’être pas obligée de lui payer à part certains services extraordinaires qu’elle exigeoit en bonnet de nuit. La risée fut generale. Un autre vint dire à l’abbé Gama que s’il vouloit passer l’après diner à villa Medicis, il le trouveroit accompagné di due romanelle qui se contentoient du quartino. C’est une monnoie d’or qui est le quart d’un cequin. Un autre lut un sonnet incendiaire contre le gouvernement dont plusieurs prirent copie. Un autre lut une sienne satire, qui dechiroit l’honneur d’une famille.