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Je vois entrer un abbé à figure attrayante. Ses anches, et ses cuisses me font croire que c’est une fille deguisée : je le dis à l’abbé Gama, qui me repond que c’etoit Bepino della Mamana fameux castrato. L’abbé l’appelle, et lui dit en riant que je l’avois pris pour une fille. L’impudent me regarde, et me dit, que si je voulois aller passer la nuit avec lui, il me serviroit egalement soit en fille, soit en garçon.

À diner, tous les convives me parlerent, et il me parut de m’être bien reglé dans mes réponses. L’abbe Gama, me donnant du caffè dans sa chambre, après m’avoir dit que tous ceux avec les quels j’avois diné étoient honetes gens, me demanda si je croyois d’avoir generalement plu — J’ose m’en flatter — Ne vous en flattez pas. Vous avez eludé des questions si evidemment, que toute la table connut votre reserve. On ne vous questionnera plus à l’avenir — J’en serai faché. Auroit il fallu publier mes affaires ? — Non ; mais il y a partout un chemin du milieu — C’est celui d’Horace. Il est souvent tres difficile — Il faut se faire aimer, et estimer en même tems — Je ne vise qu’à cela — Au nom de Dieu. Vous avez aujourd’hui visé à l’estime plus qu’à l’amour. C’est beau ; mais disposez vous à combattre l’envie, et sa fille la calomnie : si ces deux monstres ne parviennent pas à vous abimer, vous vaincrez. À table, vous avez pulverisé Salicetti, physicien, et qui plus est Corse. Il doit vous en vouloir — Devois-je lui accorder que les voglie des femmes grosses ne puissent jamais avoir la moindre influence sur la peau du fetus ? J’ai l’experience du contraire. Etes vous de mon avis ? — Je ne suis ni du votre, ni du sien, car j’ai bien vu des enfans avec des marques qu’on appelle envies ; mais je ne peux pas jurer que ces taches vinssent d’envies de leurs meres — Mais je peux le jurer — Tant mieux pour vous, si vous savez la chose avec tant d’evidence, et tant pis pour Salicetti, s’il en nie la possibilité. Laissez le dans son erreur. Cela vaut mieux que le convaincre, et en faire un ennemi.

Je fus le soir chez D. Lucrezia. On savoit tout, et on me fit compliment. Elle me dit que je lui paroissois triste, et je lui ai repondu que je fesois les obseques de mon tems, dont je n’étois plus le maitre. Son mari lui dit que j’étois amoureux d’elle, et sa belle mere le conseilla à ne pas tant faire l’intrepide. Après y avoir passé une seule heure je suis retourné à l’hotel enflamant l’air avec mes soupirs amoureux. J’ai passé la nuit à composer une ode que le lendemain j’ai envoyé à l’avocat, étant sûr qu’il la donneroit à sa femme qui aimoit la poesie, et qui ne savoit pas que c’étoit ma passion. J’ai passé trois jours sans aller la voir. J’apprenois le françois, et je compilois des lettres de ministre.