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ce qui vaut beaucoup mieux que l’air galant, et l’erudition.

Lorsque nous fumes pour monter dans nos voitures, l’avocat me dit qu’il me tiendroit compagnie dans la mienne, et que les trois femmes iroient avec D. Francesco. Je lui ai repondu qu’il iroit lui même avec D. Francesco, car D. Cicilia devoit être mon lot sous peine de me deshonorer si cela se fesoit autrement ; et disant cela j’ai donné mon bras à la belle veuve, qui trouva mon arrangement dans les regles de la noble, et honete societé.(le mot société, bien que difficilement lisible est bien attesté dans la source cf. éd. 1880, p. 270.) J’ai vu l’approbation dans les yeux de D. Lucrezia ; mais j’étois etonné de l’avocat, car il ne pouvoit pas ignorer qu’il me devoit sa femme. Seroit il devenu jaloux ? me disois-je. Cela m’auroit donné de l’humeur. J’esperois cependant de lui faire envisager son devoir à Testaccio.

La promenade, et le gouter aux depens de l’avocat nous trainerent facilement jusqu’à la fin du jour ; mais la gayeté fut aux miens. Le badinage de mes amours avec D. Lucrezia ne fut jamais mis sur le tapis : mes attentions particulieres ne furent jamais que pour D. Cicilia. Je n’ai dit à D. Lucrezia que quelques mots en passant, et pas un seul à l’avocat. Il me sembloit que ce fût le seul moyen pour lui faire comprendre qu’il m’avoit manqué.

Lorsque nous fumes pour remonter dans nos equipages l’avocat m’enleva D. Cicilia allant se mettre avec elle dans la voiture à quatre où se trouvoit D. Angelica avec D. Francesco, ainsi avec un plaisir qui me fit presque perdre l’esprit, j’ai donné le bras à D. Lucrezia lui fesant un compliment qui n’avoit pas le sens commun, tandis que l’avocat riant de tout son cœur paroissoit s’applaudir de m’avoir attrapé.

Combien de choses nous nous serions dit, avant de nous livrer à nôtre tendresse, si le tems n’avoit pas été precieux ! Mais ne sachant que trop que nous n’avions qu’une demie heure, nous devinmes dans une minute un seul individu. Aux faites du bonheur, et dans l’ivresse du contentement je me trouve surpris d’entendre sortir de la bouche de D. Lucrezia les paroles ah ! Mon Dieu ! Que nous sommes malheureux ! Elle me repousse, elle se rajuste, le cocher s’arrête, et le laquais ouvre la portiere — Qu’est il donc arrivé, lui dis-je, me remettant en état de decence — Nous sommes chez nous.

Toutes les fois que je me rappelle cet evenement il me semble fabuleux, ou surnaturel. Il n’est pas possible de reduire le tems à rien, car ce fut moins qu’un instant, et les chevaux cependant étoient des rosses. Nous eumes deux bonheurs. L’un que la nuit étoit sombre ; l’autre que mon ange étoit à la place où elle devoit descendre la premiere.