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L’avocat se trouva à la portiere dans le meme moment que le laquais l’ouvrit. Rien ne se raccomode si vite qu’une femme ; mais un homme ! Si j’avois été de l’autre coté ; je me serois tiré mal d’affaire. Elle descendit lentement, et tout alla à merveille. Je suis resté chez D. Cicilia jusqu’à minuit.

Je me suis mis au lit ; mais comment dormir ? J’avois dans l’ame tout le feu que la trop petite distance de Testaccio à Rome m’avoit empeché de renvoyer à ce Soleil dont il emanoit. Il me devoroit les entrailles. Malheureux ceux qui croyent que le plaisir de Venus soit quelque chose à moins qu’il ne vienne de deux cœurs qui s’entr’aiment, et qui se trouvent dans le plus parfait accord.

Je me suis levé à l’heure d’aller prendre ma leçon. Mon maitre de langue avoit une jolie fille qui s’appeloit Barbara, qui dans les premiers jours que j’allois prendre leçon étoit toujours presente, et qui meme quelque fois me la donnoit leçon elle même, plus exacte encore que son pere. Un joli garçon, qui venoit aussi prendre leçon, etoit son amoureux, et je n’ai pas eu de difficulté à m’en apercevoir. Ce même garçon venoit souvent chez moi, et m’étoit cher en grace aussi de sa discretion. Dix fois je lui avois parlé de Barbaruccia, et convenant qu’il l’aimoit, il avoit toujours detourné le propos. Je ne lui en parlois plus ; mais depuis quelques jours je ne voyois ne voyant plus ce garçon ni chez moi, ni chez le maitre de langue, et même je ne voyantois plus Barbaruccia., Jj’étois curieux de savoir ce qui étoit arrivé, malgré que cela ne m’interessat que tres mediocrement.

En sortant enfin de la messe de S. Charles au cours, je vois le jeune homme. Je l’aborde, lui fesant des reproches de ce qu’il ne se laissoit plus voir. Il me répond qu’un chagrin qui lui rongeoit l’ame, lui avoit fait perdre la tête ; qu’il étoit au bord du precipice ; qu’il étoit desesperé.

Je vois ses yeux gros de larmes, il veut me quitter, je le retiens ; je lui dis qu’il ne devoit plus me compter entre ses amis à moins qu’il ne me confiant ses peines. Il s’arrete alors, il me mene dans un cloitre, et il me parle ainsi.

Il y a six mois que j’aime Barbaruccia, et il y en a trois qu’elle m’a rendu sûr d’etre aimé. Il y a cinq jours que son pere nous surprit à cinq heures du matin dans une situation qui nous declaroit amans coupables. Cet homme sortit se possedant, et dans le moment que j’allois me jeter à ses pieds il me conduisit à la porte de sa maison me défendant de plus y entrer. Le m’y presenter à l’avenir. Le monstre qui nous a perdu fut la servante. Je ne peux pas la demander en mariage, car j’ai un frere marié, et mon pere n’est pas riche. Je n’ai point d’état, et Barbaruccia n’a rien. Helas ! Puisque je vous ai confié tout, dites moi en quel état elle est. Son desespoir doit être egal au mien, puisqu’il ne peut pas être plus grand. Il est impossible que je lui fasse par-