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venir une lettre, car elle ne sort pas même pour aller à la messe. Malheureux ! Que ferai-je ?

Je ne pouvois que le plaindre, car en honneur je ne pouvois pas me mêler de cette affaire. Je lui ai dit que depuis cinq jours je ne la voyois plus, et ne sachant que lui dire je lui ai donné le conseil qu’en pareil cas donnent tous les sots. Je l’ai conseillé à l’oublier. Nous étions sur le quai de Ripetta, et les yeux egarés avec les quels il fixoit les eaux du Tibre me fesant apprehender quelque funeste effet de son desespoir, je lui ai dit que je m’informerai de Barbaruccia à son pere, et que je lui en donnerai des nouvelles. Il me pria de ne pas l’oublier.

Il y avoit quatre jours que je ne voyois D. Lucrezia, malgré le feu que la partie de Testaccio avoit mis à mon ame. Je craignois la douceur du pere Georgi, et encore plus le parti qu’il auroit pris de ne plus me donner des conseils.

Je suis allé la voir après avoir pris ma leçon, et je l’ai trouvée seule dans sa chambre. Elle me dit d’une voix triste, et tendre qu’il n’étoit pas possible que je n’eusse le tems d’aller la voir — Ah ! Ma tendre amie ! Ce n’est pas le tems qui me manque. Je suis jaloux de mon amour au point que je veux mourir plutôt que de le mettre à decouvert. J’ai pensé de vous inviter tous à diner à Frascati. Je vous enverrai un Phaeton. J’espere que là nous pourrons nous trouver tête à tête — Faites, faites cela : je suis sûre qu’on ne vous refusera pas.

Un quart d’heure après, tout le monde vint, et j’ai proposé la partie toute à mes frais pour le dimanche prochain jour de S.te Ursule qui etoit le nom de la sœur cadette de mon ange. J’ai prié D. Cicilia de la conduire, et son fils aussi. On accepta. Je leur ai dit que le Phaeton seroit à leur porte à sept heures precises, et moi aussi dans une voiture à deux places.

Le lendemain après avoir pris ma leçon de M. Dalacqua, descendant l’escalier pour m’en aller, je vois Barbaruccia qui passant d’une chambre à l’autre laisse tomber une lettre me regardant. Je me vois obligé à de la ramasser parceque la servante qui montoit l’auroit vue. Cette lettre, qui en contenoit une autre, me disoit Si vous croyez de commettre une faute donnant cette lettre à votre ami, brulez la. Plaignez une malheureuse, et soyez discret. Voici le contenu de l’incluse qui n’etoit pas cachetée. Si votre amour est egal au mien, vous n’espererez pas de pouvoir vivre heureux sans moi. Nous ne pouvons ni nous parler ni nous ecrire par autre moyen que par celui que j’ose employer. Je suis prête à faire sans exception tout ce qui peut unir nos destinées