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jusqu’à la mort. Pensez, et decidez.

Je me sentois extremement emu par la cruelle situation de cette fille ; mais je n’ai pas hesité à me determiner à lui rendre sa lettre le lendemain dans une mienne dans la quelle je lui aurois demandé pardon si je ne pouvois pas lui rendre ce petit service. Je l’ai ecrite le soir, et je l’ai mise dans ma poche.

Le lendemain j’allois la lui remettre ; mais ayant changé de culottes, je ne l’ai pas trouvée : l’ayant donc laissée chez moi j’ai dû differer au lendemain. D’ailleurs je n’ai pas vu la fille.

Mais dans le meme jour voila le pauvre amant desolé qui entre dans ma chambre au moment que je venois de diner. Il se jette sur un canapé me peignant son desespoir avec des couleurs si vives qu’à la fin craignant tout je ne peux m’empecher de calmer sa douleur lui donnant la lettre de Barbaruccia. Il parloit de se tuer parcequ’il avoit une notion interne qui l’assuroit que Barbaruccia avoit pris le parti de ne plus penser à lui. Je n’avois autre moyen de le convaincre que sa notion etoit fausse que lui donnant la lettre. Voila ma premiere faute dans cette fatale affaire commise par foiblesse de cœur.

Il la lut, il la relut, il la baisa, il pleura, il me sauta au cou me remerciant de la vie que je lui avois donnée, finissant par me dire qu’il me porteroit avant que j’allasse me coucher sa reponse, car son amante devoit avoir besoin d’une consolation pareille à la sienne. Il partit m’assurant que sa lettre ne me compromettroit en rien, et que d’ailleurs je pourrois la lire.

Effectivement sa lettre quoique fort longue ne contenoit autre chose que les assurances d’une constance eternelle, et des espoirs chimeriques ; mais malgré tout cela je ne devois pas me constituer Mercure de cette affaire. Pour ne pas m’en meler je n’aurois eu besoin que de penser que certainement le pere Georgi n’auroit jamais donné son approbation à ma complaisance.

Ayant trouvé le lendemain le pere de Barbaruccia malade, je fus charmé de voir sa fille assise au chevet de son lit. J’ai jugé qu’il pouvoit lui avoir pardonné. Ce fut elle qui sans s’eloigner du lit de son pere me donna ma leçon. Je lui ai donné la lettre de son amant qu’elle mit dans sa poche devenant toute de feu. Je les ai avertis qu’ils ne me verroient pas le lendemain. C’étoit le jour de S.te Ursule, et Un?ec?mille[illisible](mot difficilement lisible et sujet à controverse cf. Discussion) martires, vierges, et princesses royales.