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Le soir à l’assemblée de Son Eminence, où j’allois regulierement malgré qu’il ne m’arrivât que tres rarement, que quelque personne de distinction m’adressat la parole, le cardinal me fit signe de l’approcher. Il parloit à cette belle marquise G. à la quelle Gama avoit dit que je l’avois trouvée superieure à toutes les autres.

Madame, me dit le cardinal, est curieuse de savoir, si vous faites bien de progrès dans la langue françoise qu’elle parle merveilleusement bien. — Je lui repons en italien que j’avois appris beaucoup ; mais que je n’osois pas encore parler — Il faut oser, me dit la marquise ; mais sans pretention. On se met ainsi à l’abri de toute critique.

N’ayant pas manqué de donner au mot oser une signification, à la quelle vraisemblablement la marquise n’avoit pas pensé, j’ai rougi. S’en étant aperçue, elle entama avec le cardinal un autre propos, et je me suis évadé.

Le lendemain à sept heures je fus chez D. Cicilia. Mon Phaeton étoit à sa porte. Nous partimes d’abord dans l’ordre premedité. Nous arrivames à Frascati en deux heures.

Ma voiture cette fois ci étoit un elegant vis à vis, doux, et si bien suspendu que D. Cicilia en fit l’eloge. J’aurai mon tour, dit D. Lucrezia, retournant à Rome. Je lui ai fait une reverence la prenant comme pour la prendre au mot. C’est ainsi que pour dissiper le soupçon elle le defioit. Sûr d’une pleine jouissance à la fin du jour je me suis livré à toute ma gayeté naturelle. Après avoir ordonné un diner sans épargne, je me suis laissé conduire par eux à villa Ludovisi. Comme il pouvoit arriver que nous nous egarassions nous nous donnames rendez vous à une heure à l’auberge. La discrete D. Cicilia prit le bras de son beau fils, D. Angelica de son futur, et D. Lucrezia resta avec moi. Ursule alla courir avec son frere. En moins d’un quart d’heure nous nous vimes sans temoins.

As tu entendu, commença-t-elle à me dire, avec quelle innocence je me suis assurée de passer deux heures vis à vis de toi ? Aussi est-ce un vis à vis. Que l’amour est savant ! — Oui mon ange, l’amour a fait que nos esprits deviennent un seul. Je t’adore, et je ne passe des jours sans venir chez toi que pour m’assurer la possession tranquille d’un. — Je n’ai pas cru une pareille chose possible. C’est toi qui as tout fait. Tu en sais trop à ton age — Il y a un mois, mon cœur, que j’étois un ignorant. Tu