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es la premiere femme qui me mit à part des mysteres de l’amour. Tu es celle dont le depart me rendra malheureux, car en Italie il ne peut être qu’une seule Lucrece — Comment ! Je suis ton premier amour ? Ah ! Malheureux ! Tu n’en gueriras jamais. Que ne suis-je à toi ! Tu es aussi le premier amour de mon ame ; et tu seras certainement le dernier. Heureuse celle que tu aimeras après moi. Je n’en suis pas jalouse, fachée seulement qu’elle n’aura pas mon un cœur egal au mien.

D. Lucrezia voyant alors mes larmes, laissa degorger les siennes. Nous etant jetés sur un gazon, nous entrecollames nos levres, et nos larmes meme y ruisselant dessus nous firent savourer leur gout. Les anciens physiciens ont raison : elles sont douces, je peux le jurer ; les modernes ne sont que des bavards. Nous fumes sûrs de les avoir avalées melées au nectar que nos baisers exprimoient de nos ames amoureuses. Nous n’étions qu’un, lorsque je lui ai dit que nous pouvions être surpris. — Ne crains pas cela. Nos gGenies nous ont sous leur garde.

Nous nous tenions là tranquilles après le premier court combat, en nous regardant sans prononcer le mot, et sans penser à changer de position, lorsque la divine Lucrezia regardant à sa droite : tiens, me dit elle, ne te l’ai-je pas dit que nos gGenies nous ont sous leur garde ? Ah ! Comme il nous observe ! Il veut nous assurer. Regarde le ce petit demon. C’est tout ce que la nature a de plus occulte. Admire le. C’est certainement ton Genie, ou le mien.

J’ai cru qu’elle deliroit — Que dis tu, mon ange ? Je ne te comprens pas. Que dois-je admirer ? — Tu ne vois pas ce beau serpent, qui, à depouille flamboyante, et sa tete levée, semble nous adorer ?

Je regarde alors là où elle fixoit l’œil, et je vois un serpent à couleurs changeantes, long d’une aune, qui reellement nous regardoit. Cette vue ne m’amusoit pas ; mais, prenant sur moi, je n’ai pas voulu me montrer moins intrepide qu’elle. Est il possible, lui dis-je, mon adorable amie, que son aspect ne t’effraye ? — Son aspect me ravit, te dis-je. Je suis sûre que cette idole n’a de serpent que l’apparence — Et s’il venoit sillonnant, et sifflant jusqu’à toi ? — Je te serrerois encore plus étroitement contre mon sein, et je le defierois à me faire du mal. Lucrezia entre tes bras n’est susceptible d’aucune crainte. Tiens. Il s’en va. Vite, vite. Il veut nous dire en s’en allant que des profanes vont arriver ; et que nous devons aller chercher un autre gazon pour renouveller là nos plaisirs. Levons nous donc. Arange toi.