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malheureuse — Veux tu de l’argent ? — Non. Je vous aime. — Tu es trop enfant — L’age n’y fait rien. Je suis plus formée que ma sœur — Et il se peut aussi que tu ayes eu un amant — Pour ça non — Fort bien. Nous verrons cette nuit — Fort bien. Je vais donc dire à Maman de preparer des draps pour demain, car la servante de l’auberge devineroit la verité.

Ces farces m’amusoient au supreme degré. Étant au port avec Bellino, j’ai acheté un petit baril d’huitres de l’arsanal de Venise pour bien traiter D. Sancio, et après l’avoir envoyé à l’hotellerie, j’ai conduit Bellino avec moi en rade, et je suis allé au bord d’un vaisseau de ligne venitien qui venoit de finir sa quarantaine. N’y ayant trouvé personne de ma connoissance, je suis allé au bord d’un vaisseau turc qui étoit à la voile pour Alexandrie. À peine entré, la premiere personne qui se presente à mes yeux est la belle grecque, que j’avois laissée il y avoit sept mois au lazaret d’Ancone. Elle étoit à coté du vieux capitaine. Je fais semblant de ne pas la voir, et je lui demande s’il avoit des belles marchandises à vendre. Il nous mene dans sa chambre, il ouvre ses armoires. Je voyois dans les yeux de la grecque la joye qu’elle ressentoit me revoyant. Tout ce que le turc me fit voir ne me convenant pas, je lui ai dit que j’acheterois volontiers quelque chose de joli, et qui pourroit plaire à sa belle moitié. Il rit, elle lui parle turc, et il s’en va. Elle court à mon cou, et me serrant contre son sein elle me dit voila le moment de la Fortune. N’ayant pas moins de courage qu’elle, je m’assieds, je me l’adapte, et en moins d’une minute je lui fais ce que son maitre en cinq ans ne lui avoit jamais fait. J’ai cueilli le fruit, et je le mangeois ; mais pour l’avaler j’avois encore besoin d’une minute. La malheureuse grecque, entendant son maitre qui revenoit, sortit de mes bras, me tournant le dos, me donnant ainsi le tems de me rajuster sans qu’il put voir mon desordre qui auroit pu me couter la vie, ou tout l’argent