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que j’avois pour accomoder tout à l’amiable. Dans cette situation tres serieuse, ce qui me fit rire fut l’étonnement de Bellino immobile, et tremblant de peur.

Les colifichets que la belle esclave choisit ne me couterent que vingt ou trente cequins. Spolaitis me dit elle dans la langue de son pays ; mais elle se sauva, se couvrant le visage quand son maitre lui dit qu’elle devoit m’embrasser. Je suis parti plus triste que gai plaignant cette charmante créature que, malgré son courage, le ciel s’étoit obstiné à ne favoriser qu’à demi. Bellino dans la felouque, revenu de sa peur, me dit que je lui avois fait voir un phenomene, dont la realité n’étoit pas vraisemblable, mais qui lui donnoit une étrange idée de mon caractere : pour celui de la grecque elle il n’y comprenoit rien, à moins que je ne lui disse que telles étoient toutes les femmes de son pays. Bellino me dit qu’elles devoient être malheureuses. Vous croyez donc, lui dis-je, que les coquettes soyent heureuses ? — Je ne veux ni l’un ni l’autre. Je veux qu’une femme cede de bonne foi à l’amour, et qu’elle se rende après avoir combattu avec elle même ; et je ne veux pas qu’en grace d’une premiere sensation que lui cause un objet qui lui plait, elle s’y abandonne comme une chienne qui n’ecoute que son instinct. Convenez que cette grecque vous a donné une marque certaine que vous lui avez plu ; mais en même tems un parfait indice de sa brutalité, et d’une effronterie qui l’exposoit à la honte d’être rejettée, car elle ne pouvoit pas savoir de vous avoir plu autant que vous lui plutes. Elle est fort jolie, et tout est allé bien ; mais tout cela m’a fait trembler.

J’aurois pu apaiser Bellino, et mettre un frein à son juste raisonnement lui contant toute l’histoire ; mais je n’y aurois pas trouvé mon compte. Si c’étoit une fille, mon interest vouloit qu’il fut convaincu que l’importance que j’attachois à la grande affaire étoit petite, et qu’elle ne valoit pas la peine d’employer des ruses pour en empecher les suites dans la plus grande tranquillité.