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Marines, et étant surs d’en avoir d’autres dans la suite. C’est une race de pessimistes (pardon ma chere langue françoise) qui ne peut avoir existé qu’entre des philosophes gueux, et des theologiens fripons, ou atrabilaires. Si le plaisir existe, et si on ne peut en jouir qu’en vie, la vie est donc un bonheur. Il y a d’ailleurs des malheurs : je dois le savoir. Mais l’existence même de ces malheurs prouve que la masse du bien est plus forte. Je me plais infiniment quand je me trouve dans une chambre obscure, et que je vois la lumiere à travers d’une fenetre vis à vis d’un immense horizon.

À l’heure de souper, je suis entré chez D. Sancio que j’ai trouvé seul et tres proprement logé. Sa table étoit couverte en vaisselle d’argent, et ses domestiques étoient en livrée. Bellino par caprice, ou par artifice entre habillé en fille, suivi de ses deux sœurs fort jolies ; mais effacées par lui, qui dans ce moment là m’a rendu si sûr de son sexe que j’aurois gagé ma vie contre un paul. Il n’étoit pas possible de se figurer une plus jolie fille. Etes vous persuadé, dis-je à D. Sancio, que Bellino ne soit pas une fille ? — Fille, ou garçon, qu’importe ? Je le crois un fort joli castrato ; et j’en ai vu d’autres aussi beaux que lui. — Mais en êtes vous sûr ? — Valgame Dios ! Je ne me soucie pas de m’en rendre sûr.

J’ai alors respecté dans l’espagnol la sagesse qui me manquoit ne repliquant pas le mot ; mais à table je n’ai jamais pu detacher mes yeux de cet être que ma nature vicieuse me forçoit à aimer, et à croire du sexe, dont j’avois besoin qu’il fût.

Le souper de D. Sancio fut exquis, et comme de raison superieur au mien, car sans cela il se seroit cru deshonoré. Il nous donna des truffles blanches, des coquillages de plusieurs especes, les meilleurs poissons de l’adriatique, du champagne non