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[189v]


d’affaire de grande importance.

Non seulement on negligea de demander au voiturier le certificat de santé de Modene ; mais outre les honneurs militaires on me fit beaucoup de politesses. On n’eut la moindre difficulté à me livrer le certificat que je partois de Revere avec le quel après avoir passé le Po à Ostille, je suis allé à Legnago où j’ai laissé mon voiturier tres bien recompensé, et tres content. À Legnago j’ai pris la poste, et je suis arrivé le soir à Venise allant me 1744loger dans une auberge à Rialte le 2 d’Avril 1744 jour de ma naissance, qui dans toute ma vie fut dix fois remarcable par quelqu’evenement extraordinaire. Le lendemain à midi je suis allé à la bourse avec intention de louer une place sur un vaisseau pour aller d’abord à Constantinople ; mais n’en ayant trouvé que disposés à partir dans deux ou trois mois j’ai pris une chambre sur un vaisseau de ligne de la venitien qui devoit partir pour Corfou dans le courant du mois. Ce vaisseau s’appeloit Notre dame du rosaire du Capitaine Zane.

Après avoir ainsi obéi à ma destinée qui, selon mon caprice superstitieux m’appeloit à Constantinople, où il me sembloit de m’être engagé à aller immancablement, je me suis acheminé à la place S. Marc tres curieux de voir, et de me laisser voir de tous ceux qui me connoissoient, et qui devoient s’etonner de ne me voir plus abbé. Depuis Revere j’avois mis sur mon chapeau cocarde rouge.

Ma premiere visite fut à M. l’abbé Grimani, qui me voyant fit les hauts cris. Il me voit en habit de guerre dans un moment où il me croyoit chez le cardinal Acquaviva dans le chemin du ministere politique. Il se levoit de table, et il étoit en grande compagnie. Je remarque entr’autres un officier avec uniforme d’Espagne ; mais je ne perds pas pour cela courage. Je dis à l’abbé Grimani qu’étant de passage je me croyois( croyois : levée de doute grâce à l’éd. 1880, p. 379, 1er §, dernière phrase …/… j’avais cru de mon devoir…/…) heureux de pouvoir lui faire ma cour — Je ne m’attendois pas à vous voir dans cet habit — J’ai pris le sage parti de jeter bas celui de l’eglise, sous le quel je ne pouvois pas esperer une fortune faite pour me satisfaire — Où allez vous ? — À Constantinople, esperant de trouver un prompt embarquement à Corfou. J’ai une commission du Cardinal Acquaviva — D’ venez vous maintenant ? — De l’armee d’Espagne, où je me trouvois il y a dix jours.

À ces mots j’entens la voix d’un jeune seigneur qui dit en me regardant ce n’est pas vrai. Je lui repons que mon état ne me permettoit pas de souffrir un dementi ; et disant cela, je tire une reverence en cercle, et je m’en vais, ne fesant attention à personne, qui me disoit de m’arreter.