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[190r]

Ayant sur le corps un uniforme, il me sembloit d’être en devoir d’en avoir toute la morgue. N’etant plus pretre, je ne devois pas dissimuler un dementi. Je vais chez Madame Manzoni qu’il me tardoit de voir, et son accueil me comble. Elle me rappelle ses predictions, et elle en est vaine. Elle veut savoir tout, je la satisfois, et elle me dit en souriant que si j’allois à Constantinople, il pourroit fort bien arriver qu’elle ne me revît plus.

Sortant de chez elle je vais chez madame Orio. Ce fut là que j’ai joui de la surprise. Elle, le vieux procureur Rosa, et Nanette, et Marton resterent comme petrifiés. Elles me parurent embellies dans ces neuf mois, dont elles desirerent en vain que je leur disse l’histoire. L’histoire de ces neuf mois n’étoit pas faite pour plaire à madame Orio, et à ses nieces : elle m’auroit degradé dans leurs ames innocentes ; mais je ne leur ai pas moins fait passer trois heures delicieuses. Voyant la vieille dame dans l’enthousiasme, je lui ai dit qu’il ne tenoit qu’à elle de me posseder toutes les quatre ou cinq semaines que je devois rester pour attendre le depart du vaisseau, où je devois m’embarquer, en me logeant, et me donnant à souper avec elle, mais sous condition que je ne lui serois pas à charge. Elle me repondit qu’elle se croiroit heureuse si elle avoit une chambre, et Rosa lui dit qu’elle l’avoit, et que dans deux heures il se chargeroit de la faire meubler. C’étoit la chambre contigue à celle où Nanette, et Marton logeoit de ses nieces. Nanette dit que dans ce cas elle iroit descendroit avec sa sœur, et elles dormiroient dans la cuisine ; et pour lors j’ai dit que ne voulant pas les incomoder je resterois à l’auberge où j’étois. Madame Orio pour lors dit à ses nieces qu’elles n’avoient pas besoin de descendre, puisqu’elles pouvoient s’enfermer — Elles n’en auroient pas besoin, madame, lui dis-je d’un air serieux — Je le sais ; mais ce sont des begueules, qui se croyent quelque chose.

Je l’ai alors forcée à recevoir quinze cequins, l’assurant que j’étois riche, et qu’encore j’y gagnois, car à l’auberge dans un mois il m’en couteroit d’avantage. Je lui ai dit que je lui enverrois ma mâle, et j’y irois le lendemain souper, et coucher. Je voyois la joye peinte sur la figure de mes petites femmes qui reprirent leurs droits sur mon cœur, malgré l’image de Therese que j’avois devant les yeux de mon ame dans tous les momens.

Le lendemain après avoir envoyé ma mâle chez Madame Orio, je suis allé au bureau de la guerre ; mais pour eviter tout embarras j’y suis allé sans cocarde. Le major Pelodoro me sauta au cou quand il me vit en habit militaire. D’abord que je lui ai dit que je devois aller à Constantinople, et que malgré l’uniforme qu’il voyoit j’étois libre, il me dit que je devrois me procurer l’avantage d’aller à Constantinople avec le bailo qui devoit partir dans deux mois tout au plus tard, et tacher meme d’entrer au service venitien.