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[190v]

Ce conseil me plut. Le Sage à la guerre, qui étoit le même qui m’avoit connu l’année precedente, m’ayant vu là, m’appela. Il me dit qu’il avoit reçu une lettre de Bologne qui lui parloit d’un duel qui me fesoit honneur, et qu’il savoit que je n’en convenois pas. Il me demanda si sortant du service d’Espagne j’avois reçu mon congé, et je lui ai repondu que je ne pouvois pas avoir un congé, car je n’avois jamais servi. Il me demanda comment je pouvois être à Venise sans avoir fait la quarantaine, et je lui ai repondu que ceux qui viennent par l’etat de Mantoue ne sont pas obligés à la faire. Il me conseilla lui aussi de me mettre au service de ma patrie.

Descendant du palais ducal, j’ai trouvé sous les procuraties l’abbé Grimani, qui me dit que ma brusque sortie de chez lui avoit deplu à tous ceux qui s’y trouvoient presens — À l’officier espagnol aussi ? — Non. Il dit, au contraire, que s’il est vrai que vous étiez à l’armée d’Espagne il y a dix jours, vous avez raison, et qui plus est il dit que vous y étiez, et il montra une gazette qui parle d’un duel, et dit que vous avez tué votre capitaine. C’est surement une fable — Qui vous a dit que c’est une fable ? — C’est donc vrai ? — Je ne dis pas cela ; mais la chose pourroit être vraie, comme il est vrai que j’étois à l’armée d’Espagne il y a dix jours — Cela n’est pas possible à moins que vous n’ayez violé la contumace — Il n’y a pas des viols. J’ai passé publiquement le Po à Revere, et me voila. Je suis faché de ne plus pouvoir aller chez V. E. à moins que la personne qui m’a donné un dementi ne me donne une suffisante satisfaction. Je pouvois souffrir des insultes quand je fesois le métier de pretre l’humilité ; mais aujourd’hui je fais celui de l’honneur — Vous avez tort de prendre la chose sur ce ton là. Celui qui vous a donné le dementi est M. Valmarana provediteur actuel à la Santé, qui soutient que les passages n’étant pas ouverts, vous ne pouvez pas être ici. Satisfaction ! Avez vous oublié qui vous etes ? — Non. Je sais que l’année passée je pouvois passer pour lache ; mais qu’aujourd’hui je ferai repentir tous ceux qui me manqueront — Venez diner avec moi — Non ; car cet officier le sauroit — Il vous verroit meme, car il dine chez nous tous les jours — Fort bien. Je le prens pour arbitre de ma querelle.

Dinant avec Pelodoro, et trois ou quatre officiers, qui s’accorderent tous à me dire que je devois entrer au service venitien, je m’y suis determiné. Un jeune lieutenant, dont la santé ne lui permettoit pas d’aller au Levant vouloit vendre sa place ; il en demandoit cent cequins ; mais cela ne suffisoit pas : il falloit obtenir l’agrément du Sage. J’ai dit à Pelodoro que les cent cequins étoient prêts ; et il s’engagea de parler pour moi au Sage.