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pour informer le docteur de tout le fait. N’ayant que l’age de douze ans, mon esprit n’avoit pas encore gagné la froide faculté de batir des projets de vengeance héroïque enfantés par les sentimens factices de l’honneur. Je ne fesois que m’initier dans les affaires de cette espece.

Me trouvant dans cette situation d’esprit, j’entens à la porte interieure de ma chambre la voix rauque de la mere de Bettine qui me prie de descendre parceque sa fille se mouroit.

Faché qu’elle meure avant que je la tue, je me leve, je descens, et je la vois dans le lit de son pere en convulsions effroyables entourée de toute la famille, pas tout à fait vêtue, se tournant à droite, et à gauche. Elle s’arquoit, elle se cambroit donnant des coups de poings, et de pieds au hazard, et échappant par des violentes secousses tantot à l’un, et tantot à l’autre de ceux qui vouloient la tenir ferme.

Voyant ce tableau, et plein de l’histoire de la nuit je ne savois que penser. Je ne connoissois ni la nature ni les ruses, et je m’étonnois de me voir froid spectateur, et capable de me posséder voyant devant moi deux objets, dont j’avois intention de tuer l’un, et de deshonorer l’autre. Au bout d’une heure Bettine s’endormit.

Une sage femme, et le docteur Olivo arriverent dans le même instant. La premiere dit que c’étoient des effets hystériques ; et le docteur dit qu’il n’y avoit pas question de matrice. Il ordonna qu’on la laissat tranquille, et des bains froids. Je me moquois d’eux sans rien dire, car je savois que la maladie de cette fille ne pouvoit deriver que de ses travaux nocturnes, ou de la peur que ma rencontre avec Candiani devoit lui avoir faite. Je me suis determiné à differer ma vengeance jusqu’à l’arrivée du docteur. J’etois fort loin de croire la maladie de Bettine feinte, car il me paroissoit impossible qu’elle put avoir tant de force.