Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/86

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
46 48
[42v]


j’avois pensé de faire, car après une heure de bavardage j’etois sûre de renvoyer ce malheureux dans sa chambre ; mais le projet qu’il avoit enfanté, et qu’il se crut en devoir de me communiquer demandoit un tems beaucoup plus long. Il ne m’a pas été possible de le faire partir. J’ai dû l’ecouter, et le souffrir toute la nuit. Ses plaintes, et ses exagerations sur son malheur ne finissoient jamais. Il se plaignoit de ce que je ne voulois pas consentir à un projet, que, si je l’avois aimé, j’aurois dû approuver. Il s’agissoit de m’enfuire avec lui la semaine sainte pour aller à Ferrare, où il a un oncle qui nous auroit accueillis, et auroit facilement fait entendre raison à son pere pour être dans la suite heureux toute notre vie. Les objections de ma part, ses réponses, les details, les explications pour l’aplanissement des difficultés eurent besoin de toute la nuit. Mon cœur saignoit pensant à vous ; mais je n’ai rien à me reprocher ; et il n’est rien arrivé qui puisse me rendre indigne de votre estime. Le seul moyen que vous puissiez avoir pour me la refuser est celui de croire que tout ce que je viens de vous dire est un conte ; mais vous vous tromperez, et vous serez injuste. Si j’avois pu me resoudre à des sacrifices qui ne sont dus qu’à l’amour, j’aurois pu faire sortir de mon cabinet ce traître une heure après qu’il y étoit entré ; mais j’aurois preferé la mort à cet affreux expédient. Pouvois-je deviner que vous étiez dehors exposé au vent, et à la neige ? Nous étions tous les deux à plaindre ; mais moi plus que vous. Tout cela étoit écrit[illisible] dans le ciel pour me faire perdre la santé, et la raison que je ne possede plus que par intervalles sans être jamais sûre que mes convulsions ne me reprennent. On prétend que je soye sois ensorcelée, et que des démons se soyent emparés de moi. Je ne sais rien de tout cela ; mais si c’est vrai, me voila la plus misérable de toutes les filles.

À ce point elle se tut en laissant un libre cours à ses larmes, et à ses gemissemens. L’histoire qu’elle m’avoit debitée etoit possible,