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politesse étoit rustique, et son esprit n’étoit pas assez fort pour braver la honte qu’il auroit resenti en se voyant decouvert pour ambitieux, et pour capable de manquer à une parole qu’il auroit donné à un grand monarque pour se voir maitre du siege de saint Pierre.

Je ris de ceux qui disent que ce pape s’est empoisonné lui même à force de prendre des contrepoisons. Le fait est vrai que craignant toujours d’etre empoisonné, il prenoit des antidotes, et des drogues preservatives. Il étoit ignorant en physique, et il pouvoit donner la dedans ; mais je suis en état de dire par une certitude morale ( s’il y a certitude morale ) que le pape Ganganelli mourrut empoisonné, malgrè que je sache que les et non pas par ses Alexipharmaques est le meme pouvoir que les p???s. Voici sur quoi ma certitude morale est fondée.

Dans la même tems année que j’etois à Rome, qui étoit la seconde troisieme du pontificat de Ganganelli, on enferma une femme native de Viterbe qui se mêloit de faire des predictions dans le style enigmatique avec des signalemens surprenans. Elle predisoit dans des termes obscurs la destruction de la compagnie de Jesus sans nommer le tems dans le quel elle devoit arriver ; mais ce qu’elle disoit tres clairement étoit ceci. La compagnie de Jesus ne sera detruite que par un pape, qui regnera cinq ans, trois mois, et trois jours precisement autant que Sixte quint, pas un jour plus, pas un jour moins. La plus part des lecteurs de cette prophetie la mepriserent, et on ne parla plus de cette Sybille que cependant on enferma. Je prie le lecteur de me dire, si un homme judicieux, si un homme qui pense peut revoquer en doute l’empoisonnement de ce pape d’abord qu’à sa mort on trouva la prophetie averée. C’est le cas que la certitude ??? morale est devient egale à la physique ; l’esprit qui endoctrina la femme de Viterbe sut si bien prendre ses mesures que le monde aprit que si les jesuites furent supprimés, ils surent aussi se venger. L’homme tres puissant qui a empoisonné le pape auroit pu certainement l’empoisonner avant qu’il supprima l’ordre ; mais il faut croire qu’il ne l’a jamais cru capable. Il est evident que s’il n’avoit pas supprimé l’ordre, il ne l’auroit pas empoisonné, et qu’ainsi la prophetie