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dont je pouvois avoir besoin, ne fesant autre chose qu’écrire le titre du livre que je prenois sur une feuille que je laissois sur la table, où j’ecrivois. On me portoit des bougies, lorsqu’on imaginoit que je ne voyois pas bien clair, et on poussa la politesse jusqu’à me donner la clef d’une petite porte par où je pouvois aller en bibliotheque à toutes les heures, tres souvent sans etre vu. Les jesuites furent toujours les plus polis de tous les religieux reguliers de notre religion, et même, si j’ose le dire les seuls polis ; mais dans la crise où ils se trouvoient dans ce tems à leur politesse étoit poussée si loin qu’ils me parurent rampans. Le Roi d’Espagne vouloit l’ordre supprimé, et ils savoient que le pape le lui avoit promis ; mais, intrepides dans leur exterieur, sûrs que le grand coup n’ariveroit jamais, ils étoient intrepides. Ils ne purent jamais se persuader ils montroient qu’ils ne craignoient pas le grand grand coup. Ils ne supposerent jamais que le Pape pourroit en avoir un courage qui surpassoit selon eux la force morale de l’homme. Ils parvinrent même a le faire avertir par voye indirecte qu’il n’avoit pas l’autorité necessaire pour à supprimer leur ordre sans la convocation d’un concile ; mais tout fut vain. La peine que le pape eut à se determiner deriva de ce qu’il savoit que prononçant la sentence de la suppression de la compagnie, il prononceroit celle de sa propre mort. Il ne s’y determina que lorsqu’il vit son honneur dans le plus grand danger. Le Roi d’Espagne, qui étoit le plus opiniatre de tous les souverains, lui ecrivit de sa propre main que s’il ne supprimoit pas l’ordre, il publieroit par l’impression, dans toutes les langues de l’Europe, les lettres qu’il lui Cardinal Ganganelli lui avoit écrites que la qu’il lui avoit écrites quand il étoit Cardinal, et en vertu des quelles il l’avoit fait créer grand pontife de la religion chretienne. Une tête differente de celle de Ganganelli auroit pu répondre au Roi que le Pape n’est pas obligé à tenir ce qu’il avoit promis étant Cardinal, et les jesuites auroient soutenu cette doctrine qui n’est pas la plus specieuse de toute, celles des sectateurs du probabilisme ; mais Ganganelli dans le fond n’aimoit pas les jesuites : il étoit cordelier, il n’étoit pas gentilhomme, sa