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tellerie sans jamais rien dire ni à l’une, ni à l’autre, et ne repondant pas aux questions raisonnables que la trop naturelle Armellina me fesoit. Scolastica me vengeoit en lui reprochant le tort qu’elle avoit eu de m’obliger ou à paroitre impoli, ou jaloux, où à manquer à mon devoir.

Armellina lorsque nous fumes dans notre chambre changea tout d’un coup en sentimens de pitié ma rage jalouse : j’ai vu ses beaux yeux avec les marques certaines des larmes que les verites que Scolastique lui avoit dit, lui avoient fait verser dans la voiture. Le souper étant servi, elles n’eurent le tems que d’oter leurs souliers. J’etois triste, et j’avois raison de l’être ; mais la tristesse d’Armelline me desoloit : je n’y trouvois pas mon compte : je devois la dissiper, malgrè que sa source dût me desesperer, car je ne pouvois la trouver que dans le gout que le Florentin lui avoit donné. Notre souper étoit exquis, Scolastique y fesoit honneur, mais Armelline, contre sa coutume, ne mangeoit guere. Scolastique deploya un caractere de gayeté, elle embrassoit son amie, et elle la prioit de participer à son bonheur, car son amant étant devenu mon ami, et elle étoit sûre que je m’interesserois pour lui, et pour elle comme je m’étois interessé pour Emilie. Elle benissoit ce bal, et le hazard qui l’y avoit conduite. Elle demontroit à Armelline qu’elle n’avoit aucune raison d’être triste, puisqu’elle étoit sûre que je l’aimois uniquement.

Mais Scolastica se trompoit ; et Armelline n’osoit pas la desabuser en lui disant la veritable cause de sa tristesse. De mon coté l’amour propre m’empechoit de la lui dire, car je savois d’avoir tort. Armellina pensoit à se marier, je n’étois pas fait pour elle, et le beau Florentin étoit son fait. Notre souper finit sans qu’Armelline ait pu reprendre sa bonne humeur. Elle ne