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ne mangeroit que des œufs, des fruits, et du saucissons d’oye qu’il avoit dans sa poche. Le superstitieux but de l’eau parceque, me dit il, il n’étoit pas sûr que le vin fut pur. L’après diner dans la voiture il me dit que si je voulois aller loger chez lui, et me contenter de ne manger que des mets que Dieu n’a pas defendus il me feroit manger plus delicatement, et plus voluptueusement, et à meilleur marché qu’à l’auberge, tout seul dans une belle chambre sur la mer. Vous logez donc des chretiens ? lui dis-je — Jamais ; mais je veux pour cette fois faire exception pour vous desabuser. Vous ne me donnerez que six pauls par jour, et je vous ferai servir diner, et souper ; mais sans le vin — Mais vous me ferez cuire tous les poissons que j’aime, et qu’il me viendra envie de manger, et que j’acheterai à part : cela s’entend — Je le veux bien. J’ai une servante chretienne, et ma femme d’ailleurs est toujours attentive à la cuisine — Vous me donnerez tous les jours des foyes du foye d’oyes ; mais sous condition que vous en mangerez aussi avec moi à ma presence — Je sais ce que vous pensez. Mais vous serez satisfait.

Je decens donc chez le juif, trouvant cela fort singulier. N’y étant pas bien, j’en serois sorti le second jour. Sa femme, et ses enfans l’attendoient avec empressement pour celebrer le Sabbat. Dans ce jour consacré au seigneur tout œuvre servile étant interdite je remarque avec plaisir l’air de fete dans les physionomies, dans l’habillement, et dans la propreté de toute la maison. On me fait l’acueil qu’on feroit à un frere, et j’y repons le mieux que je peux ; mais une seule parole que le maitre qui s’appelloit que j’appellerai Mardoqué prononce change à l’instant toute la politesse : elle prend une autre couleur : la premiere étoit vraye, la seconde n’étoit que politique fondée sur l’interest. Mardoqué me montre deux chambres pour que je choisisse, et l’une étant à coté de l’autre je les prens toutes les deux lui accordant dans l’instant un paul d’avantage. La maitresse donne ses ordres à une servante chretienne de faire tout ce qui me seroit necessaire, et de me faire à souper. Dans un moment Mardoqué l’a informée de tout. En attendant que la servante