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arrange tout ce que le voiturier a descendu je me fais un plaisir d’aller à la sinagogue avec Mardoqué, qui étant devenu mon hote me paroissoit un autre homme ayant vu outre cela sa famille, et sa maison, où j’avois trouvé tout tres propre.

Après avoir assisté à la courte fonction où les fideles Israelites ne firent la moindre attention ni à moi, ni à d’autres chretiens hommes, et femmes qui s’y trouvoient presens je suis allé tout seul me promener à la bourse me livrant à des reflexions toujours tristes quand elles rapellent un tems heureux passé, et dont on ne peut pas esperer le retour. C’étoit dans cette ville là que j’avois commencé à jouir grandement de la vie, et je m’etonnois qu’il y avoit de cela presque trente ans, tems immense, et que malgrè cela je me trouvois encore plus jeune que vieux. Mais quelle difference quand je mesurois mon existence physique, et morale de ce premier age, et que je la comparois à l’actuelle ! Je me trouvois tout à fait un autre, et tant je trouvois que j’étois parfaitement heureux alors, tant je devois convenir d’être devenu malheureux, car toute la belle perspective d’un plus heureux avenir ne se presentoit plus à mon imagination. Je connoissois malgrè moi, et je me sentois forcé à me l’avouer que j’avois perdu tout mon tems, ce qui vouloit dire que j’avois perdu ma vie : les vingt ans que j’avois encore devant moi, et sur les quels je pouvoi il me sembloit de pouvoir compter me paroissoient tristes. Ayant quarante sept ans je savois que j’etois dans l’age meprisé par la fortune, et c’etoit tout dire pour m’attrister, puisque sans la faveur de l’aveugle déesse personne au monde ne peut être heureux. Travaillant alors pour pouvoir retourner libre dans ma patrie il me paroissoit de borner mes desirs à obtenir la grace de retourner sur mes pas, de defaire ce que j’avois bien ou mal fait. Je concevois qu’il ne s’agissoit que de me rendre moins desagréable une descente dont le dernier point étoit la mort. C’est en descendant que l’homme qui a passé sa vie dans les plaisirs fait ces sombres reflexions, qui n’ont pas lieu dans l’etat de la florissante jeunesse, où il n’a besoin de rien prevoir, où le present l’occupe tout entier, et