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où un horizon toujours permanent, et toujours couleur de rose lui rend la vie heureuse, et entretient son esprit dans une si heureuse illusion qu’il rit du philosophe qui ose lui dire que derriere ce charmant horizon il y a la viellesse, la misere, le repentir toujours tardit, et la mort. Si telles étoient mes reflexions il y a vingt deux six ans, on peut se figurer quelles doivent être celles qui m’obsedent aujourd’hui quand je me trouve seul. Elles me tueroient si je ne m’ingeniois à tuer le tems cruel qui les enfante dans mon ame heureusement, ou malheureusement encor jeune. J’écris pour ne pas m’ennuyer, et je me rejouis, et me felicite de ce que je m’en complais : si je deraisonne je ne m’en soucie pas, il me suffit d’etre convaincu que je m’amuse :

malo scriptor delirus inersque videri
Dum mea delectent mala me vel denique fallant
Quam sapere et ringi.

De retour chez moi j’ai trouvé Mardoqué à table au milieu de sa famille consistente en onze ou douze individus entre les quels sa mere qui avoit quatre vingt dis ans, et se portoit bien. Un jeune autre juif d’un certain age étoit le mari de sa fille ainée qui ne me parut pas jolie ; mais j’ai trouvée tres aimable la cadette qu’il avoit destinee à un juif de Pesaro qu’elle n’avoit pas encore vu. Si vous ne l’avez pas vu, lui dis-je, vous ne pouvez pas en être amoureuse. Elle me repondit d’un ton serieux qu’il n’étoit pas necessaire d’être amoureux pour se marier. La vieille loua cette reponse, et mon hotesse dit qu’elle n’étoit devenue amoureuse de son mari où après ses premieres couches. J’appellerai cette jolie juive Lia, ayant La jolie juive appelloit Lia ; des raisons de cacher son nom. Je lui ai dit des choses pour la faire rire ; mais elle ne m’a pas seulement regardé.

J’ai trouvé un souper en maigre ; mais exquis, et tout en chretien, et je me suis couché dans un excellent lit. Mardoqué le lendemain vint me dire que je pourroits donner mon linge à laver à la servante, et que Lia auroit soin de me l’appreter. Je l’ai remercié des coquillages, et je l’ai averti que j’avois le privilege de manger gras, et maigre tous les jours, et surtout de ne pas oublier le foye d’oye.